Bretagne d'abord

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1. Le samedi 15 octobre 2005 à 10:23, par martin brun

Quel rapport établissez-vous entre l'ethos et l'habitus, et d'autres concepts comme celui d'hexis que vous employez aussi ?

J'ai employé le mot d'ethos, après bien d'autres, par opposition à l'éthique, pour désigner un ensemble objectivement systématique de dispositions à dimension éthique, de principes pratiques (l'éthique étant un système intentionnellement cohérent de principes explicites). Cette distinction est utile, surtout pour contrôler des erreurs pratiques : par exemple, si l'on oublie que nous pouvons avoir des principes à l'état pratique, sans avoir une morale systématique, une éthique, on oublie que, par le seul fait de poser des questions, d'interroger, on oblige les gens à passer de l'ethos à l'éthique ; par le fait de proposer à leur appréciation des normes constituées, verbalisées, on suppose ce passage résolu. Ou, dans un autre sens, on oublie que les gens peuvent se montrer incapables de répondre à des problèmes d'éthique tout en étant capables de répondre /en pratique/ aux situations posant les questions correspondantes.

La notion d'habitus englobe la notion d'ethos, c'est pourquoi j'emploie de moins en moins cette notion. Les principes pratiques de classement qui sont constitutifs de l'habitus sont /indissociablement/ logiques et axiologiques, théoriques et pratiques (dès que nous disons blanc ou noir, nous disons bien ou mal). La logique pratique étant tournée vers la pratique, elle engage inévitablement des valeurs. C'est pourquoi j'ai abandonné la distinction à laquelle j'ai dû recourir une fois ou deux, entre eidos comme système de schèmes logiques et ethos comme système des schèmes pratiques, axiologiques (et cela d'autant plus qu'en compartimentant l'habitus en dimensions, ethos, eidos, hexis, on risque de renforcer la vision réaliste qui porte à penser en termes d'instances séparées). En outre, tous les principes de choix sont incorporés, devenus postures, dispositions du corps : les valeurs sont des gestes, des manières de se tenir debout, de marcher, de parler. La force de l'ethos, c'est que c'est une morale devenue hexis, geste, posture.

On voit pourquoi j'en suis venu peu à peu à ne plus utiliser que la notion d'habitus. Cette notion d'habitus a une longue tradition : la scolastique l'a employée pour traduire l'/hexis/ d'Aristote. (On la retrouve chez Durkheim qui, dans /L'Évolution pédagogique en France/, remarque que l'éducation chrétienne a dû résoudre les problèmes posés par la nécessité de façonner des habitus chrétiens avec une culture païenne ; et aussi chez Mauss, dans le fameux texte sur les techniques du corps. Mais aucun de ces auteurs ne lui fait jouer un rôle décisif). Pourquoi être allé chercher ce vieux mot ? Parce que cette notion d'habitus permet d'énoncer quelque chose qui s'apparente à ce qu'évoque la notion d'habitude, tout en s'en distinguant sur un point essentiel. L'habitus, comme le mot le dit, c'est ce que l'on a acquis, mais qui s'est incarné de façon durable dans le corps sous forme de dispositions permanentes. La notion rappelle donc de façon constante qu'elle se réfère à quelque chose d'historique, qui est lié à l'histoire individuelle, et qu'elle s'inscrit dans un mode de pensée génétique, par opposition à des modes de pensée essentialistes (comme la notion de compétence que l'on trouve dans le lexique chomskyen). Par ailleurs, la scolastique mettait aussi sous le nom d'habitus quelque chose comme une propriété, un /capital/. Et de fait, l'habitus est un capital, mais qui, étant incorporé, se présente sous les dehors de l'innéité. Mais pourquoi ne pas avoir dit habitude ? L'habitude est considérée spontanément comme répétitive, mécanique, automatique, plutôt reproductive que productrice. Or, je voulais insister sur l'idée que l'habitus est quelque chose de puissamment générateur. L'habitus est, pour aller vite, un produit des conditionnements qui tend à reproduire la logique objective des conditionnements mais en lui faisant subir une transformation ; c'est une espèce de machine transformatrice qui fait que nous « reproduisons » les conditions sociales de notre propre production, mais d'une façon relativement imprévisible, d'une façon telle qu'on ne peut pas passer simplement et mécaniquement de la connaissance des conditions de production à la connaissance des produits. Bien que cette capacité d'engendrement de pratiques ou de discours ou d'œuvres n'ait rien d'inné, qu'elle soit historiquement constituée, elle n'est pas complètement réductible à ses conditions de production et d'abord en ce qu'elle fonctionne de façon /systématique/ : on ne peut parler d'habitus linguistique par exemple qu'à condition de ne pas oublier qu'il n'est qu'une dimension de l'habitus comme système de schèmes générateurs de pratiques et de schèmes de perception des pratiques, et de se garder d'autonomiser la production de paroles par rapport à la production de choix esthétiques, ou de gestes, ou de toute autre pratique possible. L'habitus est un principe d'invention qui, produit par l'histoire, est relativement arraché à l'histoire : les dispositions sont /durables/, ce qui entraîne toutes sortes d'effets d'hysteresis (de retard, de décalage, dont l'exemple par excellence est Don Quichotte). On peut le penser par analogie avec un programme d'ordinateur (analogie dangereuse, parce que mécaniste), mais un programme autocorrectible. Il est constitué d'un ensemble systématique de principes simples et partiellement substituables, à partir desquels peuvent être inventées une infinité de solutions qui ne se déduisent pas directement de ses conditions de production.

Principe d'une autonomie réelle par rapport aux déterminations immédiates par la « situation », l'habitus n'est pas pour autant une sorte d'essence anhistorique dont l'existence ne serait que le développement, bref un destin une fois pour toutes défini. Les ajustements qui sont sans cesse imposés par les nécessités de l'adaptation à des situations nouvelles et imprévues, peuvent déterminer des transformations durables de l'habitus, mais qui demeurent dans certaines limites : entre autres raisons parce que l'habitus définit la perception de la situation qui le détermine.

La « situation » est, d'une certaine façon, la condition permissive de l'accomplissement de l'habitus. Lorsque les conditions objectives de l'accomplissement ne sont pas données, l'habitus, contrarié, et continûment, par la situation, peut être le lieu de forces explosives (ressentiment) qui peuvent attendre (voire guetter) l'occasion de s'exercer et qui s'expriment dès que les conditions objectives (position de pouvoir du petit chef) en sont offertes. (Le monde social est un immense réservoir de violence accumulée, qui se révèle lorsqu'elle trouve les conditions de son accomplissement). Bref, en réaction contre le mécanisme instantanéiste, on est porté à insister sur les capacités « assimilatrices » de l'habitus ; mais l'habitus est aussi adaptation, il réalise sans cesse un ajustement au monde qui ne prend qu'exceptionnellement la forme d'une conversion radicale.

2. Le dimanche 16 octobre 2005 à 00:26, par Bretagne d'abord

Très cher Martin, Bourdieu est mort, il faut mettre des guillemets quand on cite:
www.homme-moderne.org/soc...
Sinon, pour schématiser : je cherche à montrer le manque flagrant d'éthique dans la politique de la République Française. Et comme Bourdieu le signale très simplement, cette attitude, cette sélection des personnalités politique est active. Il ne suffit pas d'être honnête ou efficace pour être élu. Le système corrompu se développe, se transmet. Mais evidement, il peut évoluer dans l'autre sens, c'est mon hexis à moi.

3. Le dimanche 16 octobre 2005 à 02:31, par martin brun

J’introduis une substance éthique à côté de la substance technique. Je conviens volontiers qu’il s’agit pour l’instant d’un dualisme classique revisité puisque la substance éthique se pose face à la substance technique comme la pensée face à l’étendue ou encore d’esprit face à la matière. Cela dit, la substance éthique doit être pensée en articulation avec la technique, car avant toute genèse consciente, nous sommes des corps. Le premier enjeu consiste à établir de quelle manière on peut introduire une substance éthique qui se distingue de la technique et qui pourtant peut s’y raccorder. Comment penser l’union et la disjonction? Dans l’étude précédente, la substance éthique à été introduite pour rendre compte d’une réalité qui ne peut se réduire à un terme technique ou productif, afin de répondre à la question posée : Est-ce que toute réalité se comprend sous l’angle de la technique telle qu’elle vient d’être définie dans une acception très large, quasiment universelle, ou bien faut-il admettre que certaines réalités débordent la technique et nécessitent une métaphysique dualiste?

Je revisite donc cette conjecture multiséculaire qui hante la philosophie occidentale depuis des siècles. Descartes avait introduit la pensée car la corporéité ne parvient pas à configurer le sujet. Hegel insistait sur l’Esprit. Le dualisme esprit/matière sous-tend les controverses idéalisme/matérialisme. Lorsque je parle de la différence entre essences technique et éthique, je pense à la dualité matière/esprit, et plus précisément à une substance technique qui permet les prises réciproques des existants, les assemblages, bref la corporéité et tout ce qui peut se concevoir à partir de la science analytique contemporaine. Le lecteur aura donc intérêt, s’il ne veut pas passer à côté du sens de cette méditation métaphysique, à se remémorer que la substance technique renvoie au corporel, quant à la substance éthique, elle renvoie au spirituel.

Un fait éthique est ce qui dépasse le fait technique, ce qui ne peut être expliqué par la technique (telle que je l’ai conçue). Partons de cette hypothèse et recensons ce qui dans l’expérience humaine répond à cette conjecture philosophique. Il y aurait donc une essence éthique, au moins dans l’homme si on se fie à l’expérience, et en Dieu si on croit au contenu de la Révélation. Les deux essences peuvent s’unir sans se confondre. Voilà il me semble une approche raisonnable.

Que des phénomènes éthiques puissent exister, cela est clairement établi si on étudie les oeuvres philosophiques, théologiques, littéraires ou encore artistiques. Certes, ce ne sont que des oeuvres et en tant qu’oeuvres exprimées, elles ne sont que des formes, suites d’images, de signes et de symboles. Mais si elles renvoient à l’éthique, c’est par leur contenu. Ces oeuvres transmettent des contenus qui sont des réalités subjectives de la conscience (existentiale au sens de la phénoménologie). On les définit comme des contenus éthiques, pour les distinguer des formes, selon le schéma traditionnel. Autrement dit, les formes seraient des expressions purement technique, alors que le contenu serait une production éthique de la conscience qui s’ajuste à la forme, et qui en raison du dédoublement subjectif, accède au contenu selon ses capacités esthétiques et intellectiques
L’existence d’une substance éthique ne peut être prouvée par l’attitude technique, bien qu’en certaines occasions, celle-ci puisse jouer un rôle dans l’expérience éthique (en négatif). C’est le cas des techniques de méditation ayant pour finalité un accord intérieur de la conscience. La méditation est alors une anti-technique, c’est-à-dire une technique qui supprime la technique et qui est clairement signifié avec cette notion de lacher-prise : supprimer la prise avec le monde et son désir pour s’accorder avec soi, pour rejoindre le plus profond de sa subjectivité et se convertir vers l’essence accordante. Cette perspective fut développée par Husserl, avec la réduction phénoménologique qui n’est autre qu’une praxis anti-technique visant à rencontrer une instance métaphysique définie comme conscience donatrice originelle, radicale.

La substance éthique rend possible une expérience dont l’interprétation dépasse les cadres limités de l’attitude technique, avec ses interfaces, ses prises, ses opérations ajustées. Pour parler comme Heidegger, il faudrait dégager dans la conscience de l’expérience au monde (le Dasein) l’attitude technique, la volonté de prise, et l’attitude éthique, faite de troubles, discordances, mais aussi d’accords. Cette analyse a d’ailleurs été élucidée par Heidegger lui-même qui distinguait l’activité quotidienne, interprétable sans problème comme une attitude technique, quotidienne, faite d’occupation, et l’attention remplie d’authenticité qui ouvre la conscience vers une perspective éthique, partiellement interprétée si on la ramène au souci et à l’angoisse.

L’expérience éthique, au sens large, est une expérience dont on prend conscience par le fait qu’elle déborde le simple fait technique, l’ajustement de la sensibilité à l’environnement qui en retour influe sur l’état affectif. Le raisonnement, le calcul, les suites d’opérations aux contours définis, les prises sur un objet ou un système ou un existant, toutes ces choses là sont en deçà de la sphère éthique. Si on se réfère aux postulats fondamentaux de L’Éthique, on constate que Spinoza avait dégagé une dualité métaphysique en distinguant les modes comme affections de la substance par une cause externe, et l’attribut comme ce qui existe en soi (en la substance) et que l’entendement parvient à extraire comme constituant son essence. Contrairement à ce que l’on admet, Spinoza a construit une doctrine dualiste dont il ne faut pas chercher la ligne de partage entre le corps et la pensée, mais entre les modes et les attributs. Ainsi, si le mode est une affection de la substance par une cause externe, il est le résultat d’un fait technique conçue comme une prise de la substance par autre chose (et réciproquement si on passe du côté de l’effecteur). Quant à l’attribut, il désigne une essence de la substance qui est indépendante du mode, qui est “déjà-là” avant toute affection, et surtout qui est connue hors de l’expérience technique, en l’occurrence par l’entendement qui s’accorde à la substance pour saisir son essence (un accord n’est pas un ajustement). Spinoza est un philosophe de la connaissance. Il a dégagé notamment la spécificité de l’entendement et la dualité entre les déterminations essentielles et les modes affectifs. C’est ce qu’il faut retenir de fondamental et vrai dans son système.

Si on ne peut prouver par la science ou la raison la réalité de l’expérience éthique, on peut essayer de convaincre de son existence, en gardant à l’esprit que tout individu puisse faire ce genre d’expérience, et s’il est philosophe ou artiste, qu’il puisse en parler, la symboliser, l’exprimer par l’art qui est le moyen par excellence pour dévoiler des contenus du vécu intérieur. Pour éviter les contresens, je précise que par Éthique j’entends une réalité dont l’essence diffère de la technique, celle-ci reposant sur une configuration du désir et de l’ajustement. L’Éthique désigne alors ce qui apparaît comme spirituel, avec ses trois contenus expérienciels fondamentaux qui sont l’esthétique, l’intellectique et l’éthique.

Le Beau, le Vrai, le Bien sont les attributs platoniciens de l’Éthique, d’où un aménagement nécessaire de cette vision. En tant que moderne, le Beau fait place à l’intensité des images, amplifiant ainsi le contenu associé à l’expérience esthétique. Le Vrai devient l’accord, et coexiste avec le désaccord dans l’expérience intellectique. Exemple : on dit qu’une parole ou une expression sonne faux. Voilà une expérience intellectique qui ne se réduit pas à une réfutation opérée grâce aux techniques logiques. Enfin, le Bien se comprend éthiquement comme une une expérience spéciale oscillant quelque part entre le bonheur mystique (ataraxie, extase) et le tragique. Ainsi, l’éthique se comprend comme une imbrication mystérieuse entre les trois contenus de l’expérience et ce n’est pas Spinoza qui dirait le contraire, lui qui tentait d’associer l’expérience intellectuelle avec le ravissement de l’esprit, et qui avait intitulé Éthique un ouvrage exposant une expérience intellectuelle par laquelle une pensée essaye de s’accorder au mieux avec le réel, en percevant notamment les attributs de la substance, grâce à l’entendement.



Goethe et Kierkegaard



Puisque la substance éthique se dévoile dans les analyses de l’existence, une mention particulière doit être accordée aux précurseurs modernes des philosophies dites “de l’existence”, Kierkegaard mais aussi Goethe, l’un des plus profonds décrypteurs de l’essence humaine. Le philosophe danois décrit le chemin de l’individu vers la foi et ce n’est pas le trahir que d’affirmer la parenté de son propos avec le roman d’apprentissage de Goethe, qui décrivait le perfectionnement de la condition de l’individu, l’élévation de l’homme qui rencontre différents milieux culturels pour finir par s’élever au dessus de la condition mondaine et accorder son âme sur des vibrations supérieures. C’est l’époque du roman du moi, avec également Rousseau et Sterne. Goethe s’inscrit dans cette mouvance et se singularise par son génie lui permettant de décrire cette tension de l’individu, pris entre ses penchants extérieurs, mondains, producteurs, et sa vie intérieure, spirituelle, quasiment enflammée par une surabondance d’être, d’amour et de désir (désir métaphysique s’entend, fait de passion et de ferveur, rien à voir avec la libido freudienne). Dans un premier roman intitulé Werther, Goethe effectue une sorte d’état des lieux en inspectant le moi intérieur et en constatant les souffrances de ce moi aux prises avec la subjectivité intérieure et l’énergie caractérielle orientant l’individu vers l’expressivité, vers la propension à imprimer dans le monde son caractère. Werther nous offre une vision statique du moi, une peinture de l’intériorité, et si on doit dégager la mise en évidence d’une substance éthique dans l’homme, c’est bien dans cette question que se pose Werther : “Comment supporterais-je la plénitude de l’être, de l’amour et du désir?”. Ce problème marque l’époque des Lumières. Car si la question de la raison occupe une place primordiale, on ne peut occulter l’autre interrogation sur l’énergie. Pas l’énergie des physiciens mais l’énergie humaine, celle qui dans le moi est en état de stase et celle qui s’épand dans le monde et pousse le corps vers l’action, ingrédient du progrès avec la raison, à cette époque.

Si on admet la réalité de l’énergie spirituelle, alors on peut y associer une énergie technique pour désigner les forces mises en jeu afin que le sujet ait une prise sur le monde et dans ce cas précis, s’exprime avec un caractère pour imprimer la marque de sa personne dans l’altérité. C’est bien d’un geste technique dont il s’agit. Façonner l’autre et se façonner par le face à face entre personnalités fortes. Se sculpter réciproquement, comme si l’individu était fait de marbre. On retrouve une parenté avec la technique mais aussi une différence de taille car il faut bien admettre que cette technique façonne les êtres dans leur intériorité, et ce n’est pas évident de saisir cet être intérieur qui ne se dévoile (partiellement) que lorsqu’il se manifeste et s’exprime.

Si substance éthique il y a dans l’individu dépeint par Goethe, celle-ci est n’est pas que surabondance d’être mais aussi aspiration à devenir et mise en mouvement dans le monde. On peut donc parler d’une éthique de l’activisme. Cette dynamique de l’individu fait l’objet d’un deuxième grand roman, la Mission théâtrale de Wilhem Meister. Et comme cette aspiration est surabondante, elle implique des choix problématiques. Le monde extérieur ne se réduit pas à un être aimé mais à un ensemble de lieux privilégiés obéissant au principe de divergence : cour, emploi, théâtre, société, nature et science (Gundolf, p. 132). La société offre un ensemble de sollicitations, d’obligations et de contraintes. Ainsi, la substance éthique rencontre la substance technique. L’individu éthique doit effectuer des choix et s’adapter, ajuster ses actions aux contraintes normatives de la société. On note une remarquable transition de Werther à Wilhem Meister. Les conflits intérieurs, émotions et désirs ont fait place aux aspirations, contenus culturels, évolution. On assiste à une mise en scène du devenir du caractère, de la sculpture de l’individu par la société et réciproquement, bref, d’une articulation entre éthique et technique qui n’a jamais été aussi bien pensée et exprimée. C’est presque une configuration idéale, rendu possible parce que les temps s’y prêtaient, que la société était ainsi faite, et aussi, que les conditions politiques offraient ce type d’évolution à certains, en raison de l’élitisme culturel (de nos jours, la fracture est encore présente. D’où la fracture entre les individus conciliant enthousiasme et réalisme, et ceux qui n’ont pas cette possibilité).

L’apprentissage goethéen n’était pas proposé à tous. Seuls quelque uns étaient élus et savaient se retrouver tout en s’organisant dans des sociétés maçonniques ayant pour fin la sculpture de l’individu que l’on taille comme du marbre. Le théâtre est une représentation de cet idéal maçonnique. Il constitue un authentique milieu anthropo-technique éprouvant et façonnant les caractères, les personnalités. Milieu technique mettant les hommes face à face, et donc différent de l’interface technique du scientifique, aux prises avec la Nature, ou bien du poète, aux prises avec les mots, ou encore de l’artiste plasticien, aux prises avec la matière. Dans le milieu du théâtre se jouent les forces (dialectiques) humaines mises face à face. C’est ce même milieu qui sera représenté dans la littérature balzacienne, avec ses individus compris comme centres de forces mais aussi point d’application de ces mêmes forces (qu’est-ce la Comédie humaine sinon une anthropogonie décrivant le mouvement des individus qui sont, ou bien pris dans un champ de gravitation social, ou bien la source d’un champ autour duquel la société gravite). La société est un milieu qui permet de prolonger l’évolution naturelle en évolution volontaire. Comme le dit Rousseau, l’homme est un animal qui a conscience de sa volonté et qui doit la mettre en jeu dans toute action, alors que l’animal agit par instinct.

Ainsi, les transformations humaines dont on prend conscience peu à peu, avec un point culminant autour de 1800-1830, sont le résultat d’une configuration sociétale construite comme un milieu technique, un théâtre humain, une comédie où le face à face tient lieu d’interface, tandis que les prises successives marquent les étapes de transformations grâce auxquelles l’homme parvient à disposer de son emprise, et donc à s’émanciper. Cette configuration dépend de la substance technique, ou si l’on veut de l’essence technique qui, dans le propos de Goethe et d’autres littérateurs, ne peut être désunie de la substance éthique. Le devenir de Wilhem Meister ne peut se comprendre qu’à partir de l’énergie spirituelle de Werther.

On pourrait, moyennant de sérieuses réserves sur les contextes historiques et idéologiques, mettre en parallèle Werther avec l’Être et le Néant de Sartre car l’ontologie existentialiste est une authentique description d’un moi qui se fuit et se dépasse en permanence car il se projette au-delà de lui-même, nie son présent pour laisser advenir un futur On voit clairement dans l’ontologie sartrienne une description de la substance éthique. Quant au texte parallèle à Wilhem Meister, ce pourrait être la Critique de la raison dialectique qui montre l’homme aux prises avec un théâtre humain, bien plus étendu que celui de Goethe puisqu’il s’agit de l’Histoire. Mais cette Histoire n’offre pas la même garantie sur sa capacité à transformer l’homme, en dépit d’une croyance marxiste à laquelle Sartre adhéra pour marquer sa position d’aristocrate révolutionnaire, traduisant ainsi sa défiance vis-à-vis de sa classe d’origine, considérant entre autres choses que l’idéal bourgeois est complice du système capitaliste, lui-même responsable des maux de la société à son époque.

Quelles que soient les différences d’époque et d’idéologie, on décèle parallélisme entre Goethe et Sartre. Les deux auteurs décrivent une intériorité du moi problématique qui se trouve face à une liberté de réalisation lorsque l’individu se frotte au tissu social qui lui sert de levier pour se transformer (et réciproquement), et qui dit levier dit prise, dit technique, dit interface entre les individus. L’homme est dédoublé en une substance éthique et une substance technique, ou si l’on veut en une essence éthique et une essence technique.



Kierkegaard éclaira la substance éthique sous un angle singulier. En cette matière on ne doit pas escompter une description univoque, comme si chaque existence se ressemblait. La philosophie et la littérature offrent une multitude de compréhension des deux essences, l’une intérieure, l’autre orientée vers l’extérieur, la prise sur le monde, l’activité productive, le face-à-face. Ces deux essences se situent dans une articulation spéciale, dépendant de beaucoup de paramètres anthropologiques (histoire, milieu social, expérience, âge...). Quant à l’existence prise comme devenir, elle verra chaque individu résoudre de manière particulière cette tension entre éthique et technique. Les points de départs sont différents, tout autant que les points d’arrivée et les événements marquant d’une vie.

Kierkegaard conçoit l’existence selon un cheminement non dialectique. Il insiste sur le versant esthétique du point de départ dans l’existence, et le versant éthique du point d’arrivée (trois moments en fait, extraversion, introversion, conversion). Dieu intervenant alors à la fin, alors qu’au départ, l’homme adopte une attitude définissable comme un hédonisme mondain. L’homme est interfacial, il papillonne d’une activité à l’autre, va d’un lieu à un autre, selon son bon plaisir, motivé par la soumission de la volonté à une finalité hédoniste. Cependant, cette attitude n’est pas sans générer une inquiétude puisque son succès dépend des conditions extérieures. Supprimons ces conditions et notre homme s’écroule, implosant sous l’effet de la vacuité intérieure dont il prend soudain conscience. Tel est le constat de Kierkegaard qui pointe alors une autre fin pour l’existence, une fin soumise à une décision délibérée, définie comme “éthique”. L’individu est desespéré d’être au prises avec les interfaces mondaines, d’être aussi dépendant de son environnement. Son choix, c’est l’emprise sur soi. Être soi pour au moins échapper à l’arfetact de l’attitude mondaine et se chercher une densité intérieure. L’emprise sur soi marque l’indépendance vis-à-vis d’un monde ou chacun essaye d’avoir prise sur l’autre, l’autonomie vis-à-vis de ce milieu technique déployé comme un théâtre de simulacre masquent un deuxième théâtre, celui des vacuités. Poussé à l’extrême, ce milieu correspond au phénomène actuellement connu comme jet set.

La décision éthique est déterminée par une prise de conscience de la faute et du mal, car la substance éthique est ambiguë, tant qu’elle n’a pas rejoint le dernier stade religieux, lorsque l’homme s’est ouvert à Dieu qui a comblé par sa grâce cette fêlure originelle (la faute). Dieu participe donc à une transformation de la subjectivité éthique.

Selon la doctrine chrétienne, Dieu s’est révélé d’entrée de jeu comme une substance éthique parfaite, en s’incarnant comme trinité des trois Personnes faites d’une même substance mais qui ne se confondent pas. C’est ce paradoxe que Kierkegaard admet comme contenu de la foi chrétienne. Sur le plan métaphysique, si on assimile le corps à une substance technique, on comprend alors le contenu de ce mystère comme l’incarnation d’une substance éthique dans un monde temporel soumis aux conditions techniques et donc à l’opposé du royaume strictement éthique. L’existence du Christ est soumise aux conditions interfaciales puisqu’il est en relation avec des hommes par l’intermédiaire de son corps, mais ce qui semble incompréhensible, c’est cette asymétrie par laquelle les hommes corporels sont trouvé face à un homme éthiquement constitué comme trois Personnes d’une même substance, sans être confondues.

Dieu : trois personnes incarnées dans un temps faisant irruption. L’existence humaine : une existence dans un temps linéaire que l’homme fissure en trois parties, la première sous la souveraineté du désir, la deuxième sous la souveraineté de l’individu volontairement émancipé, et la dernière sous la souveraineté de Dieu qui décide du troisième acte de cette pièce de théâtre qui s’intitule : “accomplissement de l’existence”. Kierkegaard a poussé à l’extrême les deux pôles de l’existence, humaine et désinvolte dans le premier acte hédoniste, resplendissante et transfigurée dans le troisième acte, si celui-ci advient. C’est comme si la distance ontologique entre Dieu et la matière s’était résolue en une scission tritemporelle. L’antisymétrie onto-théologique entre homme et Dieu se résout en une antisymétrie temporelle entre origine et fin. Le Temps est ce chemin de Damas qui symbolise la destinée d’une existence. Sur ce terrain, Hegel et Kierkegaard se rejoignent. Pour preuve ce poème de jeunesse de Hegel “multiplie tes efforts, tâche de faire que Demain soit plus que l’Hier et l’Aujourd’hui. Ainsi, tu ne seras rien d’autre que le Temps, mais du moins sera-tu le temps de la meilleure manière possible”. La philosophie de Hegel semble être une solution au problème que pose Kierkegaard. Les chemins de Damas des existences se croisent, s’entrechoquent, telles deux ondes opposée par leur négatif, mais ambivalentes car cherchant la réconciliation (aufhebung). Ce faisant, les hommes laissent derrière eux une oeuvre, l’Histoire, promise vers un accomplissement lorsque le travail du négatif aura achevé son oeuvre, sous la souveraineté de la Raison. Quant à Heidegger, il analyse le Dasein, croyant emprunter le chemin de Damas conduisant vers le sens de l’Être



En conclusion, la substance éthique se dévoile, non sans ambiguïté, grâce aux multiples analyses de l’existence effectuées par les philosophes. Sous réserve d’une étude plus approfondie, on admettra que la subjectivité éthique se caractérise entre autres choses par une volonté émancipatrice souhaitant l’emprise sur soi, la liberté délibératrice, l’indépendance relative vis-à-vis des milieux et attitudes techniques. Et puis on admet une deuxième liberté, plus originelle, celle que Berdiaev désignait comme liberté incréée, méonique. Cette disposition est conditionnée par le principe de Liberté suffisante que l’on énonce en paraphrasant Leibniz : “aucune décision ne peut être dite affranchie sans qu’il y ait en arrière fond une Liberté qui la pousse, bien que dans la plupart des cas la connaissance de cette liberté échappe au sujet”.

Ainsi, la délibération se trouve être un outil pour éclairer les choix, pour répondre aux situations contingentes, autant que pour débattre d’actions que le dialogue va éclairer comme morales, opposée à d’autres jugée moins morales, voire contre la morale. Mais au plus profond du sujet, et ce de manière radicale, il existe cette Liberté qui, tel un souffle surabondant, produit une extinction de la délibération individuelle et pousse dans l’action (ou le destin) comme s’y le sujet s’en remettait à une folie intérieure interprétable par une connaissance supérieure débordant l’ordre cognitif des délibérations.



La délibération permet de choisir une distance d’avec le monde technique. Par l’emprise sur soi, le sujet éthique accepte ou refuse de s’ajuster à une disposition technique, avec ses interfaces et ses prises. C’est cela le libre choix offert par l’attitude délibératrice (qui correspond au stade éthique que décrit Kierkegaard. Le lecteur comprendra sans difficulté pourquoi il convient de le désigner comme délibérateur). Un sujet qui n’est pas au stade délibératif se met sous l’emprise des milieux techniques. Cette emprise repose sur un déficit de substance éthique. Je m’explique. Un milieu technique n’a pas d’essence éthique, qu’il s’agisse d’un milieu artificiel comme les machines et technologies, ou bien un milieu tel qu’un cercle de jeu qui absorbe la subjectivité et la dépouille de sa présence d’esprit. N’ayant pas d’emprise sur soi, le sujet non éthique se laisse prendre par le jeu, et donc se trouve sous la pseudo-emprise de la technique. Voilà ce qu’on peut affirmer en première analyse, en configurant le questionnement éthique selon une disposition hétéronome mettant en jeu le milieu extérieur, et la subjectivité désirante qui entraîne l’individu à s’y fondre.

Une deuxième analyse plus approfondie, autonome et réflexive, dévoilerait tout ce qui relève des affections et des contenus de la substance éthique, doute, angoisse, soucis, béatitude, extase, amour et sans doute le mal positif, voulu. Si de plus on introduit la dimension intellectique, on aboutit à la question du sens qui elle aussi, repose sur la radicalité de l’éthique tout en échappant à la technique. Une attitude motivée par la satisfaction d’un désir instantané, ou bien circonscrit par une utilité immédiate, se trouve déliée d’un projet, et reste étrangère à l’éthique.





Substance éthique, une introduction esthétique



La distinction entre les essences technique et éthique repose sur l’expérience de l’existence, et s’expose avec les moyens limités du langage. Si la science est sous la condition de la technique, la philosophie est dans son essence continentale sous la condition du vécu subjectif. La science repose sur un donné hétéronome, la Nature, et sur le progrès technique grâce auquel l’interface entre l’homme et la nature devient plus performante (au sens d’acquisition d’information). La subjectivité est hors jeu puisque le résultat de la praxis scientifique est sous la règle infradialectique de la réfutabilité qui dit si le modèle est infirmé par les faits. En philosophie, le résultat c’est le sujet, et son développement fait appel autant à l’attitude technique (son corps et son interaction avec le monde) qu’à la progression de la conscience, les deux étant articulées selon une relation échappant à une causalité stricte. Nombre d’écrits phénoménologiques montrent que cette distinction technique/éthique est bien une réalité et non une fiction métaphysique comme certains matérialistes pourraient le croire. La conscience produit des contenus qui jouent un rôle symétrique aux fait empiriques de la science, à la différence près que le fait scientifique naît de la rencontre de la Nature avec l’interface technologique, alors que le contenu de la conscience provient d’une racine profonde, d’un mouvement de l’Esprit qui va à la rencontre d’une interface technologique, le cerveau.



Trois valeurs universelles “colorent” la sphère supérieure de l’éthique : le Bien, le Vrai, le Beau. On peut accéder à l’éthique en privilégiant l’une des trois approches, bien que ces trois attributs de la “substance éthique” soient articulé par un dispositif que la philosophie n’a pas encore entièrement élucidé. Le Bien : ce qui est éprouvé, le Beau : ce qui est proportionné, le Vrai : ce qui est accordé. Trois propositions qui sont autant de questions philosophiques.



L’accent mis sur le Beau privilégie une approche par l’Art. Mais attention au piège platonicien. La question de l’Art ne s’identifie plus à l’expression et à la réception du Beau. Les Temps modernes offrent des oeuvres d’Art proportionnées ou disproportionnées. Dans ce deuxième cas, l’Art représente le contenu de l’expérience humaine (expressionnisme), ou bien se veut l’expression du pouvoir créateur de l’artiste en résonance avec le Verbe multiple, par-delà l’expérience ordinaire, que celle-ci soit naturelle ou sociale (ce fut le cas du symbolisme de la fin du 19ème siècle, autant que celui des productions avant-gardistes de l’Entre-deux-guerres). À l’époque de l’expressionnisme allemand, nul n’affirmera que tout était harmonie. C’était plutôt le contraire, avec la frénésie industrielle et la croissance difforme des grandes villes, avec son cortège misère ouvrière. Par ailleurs, le monde de la bourgeoisie n’était pas très reluisant. Une jeunesse (la volk génération) prônait le retour à la nature. Ces aspects de la vie ont été largement représentés par les peintres expressionnistes qui n’étaient pas des techniciens au service du Beau.

Au lieu de partir de la transcendance comme le font les classiques, on peut proposer une approche de l’Art en prenant comme entame la technique. Comment aborder cette question de l’Art de telle manière qu’elle fasse émerger la distinction entre technique et éthique, et d’abord, l’Art peut-il avoir quelque rapport avec cette distinction? L’un des philosophes les plus inspirés du 20ème siècle conclut ainsi : “plus nous questionnons en considérant la technique et plus l’essence de l’art nous devient mystérieuse” (Heidegger, EC, p. 48). De plus, Heidegger nous invite à réfléchir sur deux problématiques : (1) l’excès de technique qui masque (voile) la saisie de l’essence de la technique, et (2) l’excès de l’esthétique qui masque (voile) l’essence de l’art. S’agissant de la première, il me semble que les choses ont été clarifiées dès lors qu’on pose l’essence de la technique en articulation avec une substance formellement déterminée (ou déterminable) et désirante.

La deuxième problématique sur l’art est plus intéressante. L’excès d’esthétique souligné par Heidegger renvoie sans doute à la technique. Benjamin avait lui-aussi été interpellé par la situation de l’Art et sa marchandisation. Cet excès serait-il une surabondance de formes rendue possible grâce à la technique. Celle-ci est alors un véhicule propageant les formes. Parmi les sujets, certains ne savant pas se mettre à distance (ce juste rapport dont parle Heidegger) et se maintiennent sous une pseudo-emprise d’un système technique qui ne leur demande rien puisqu’il est artificiel. D’autres sujets disposent pas de leur emprise personnelle et éthique.

Et si l’hyperesthétique était aussi un phénomène technique, commercial, censé s’ajuster aux besoins d’utilité pour rendre l’existence agréable? Être entouré de formes pour fuir le contenu de l’existence? Pour ne pas prendre conscience que malgré une vie matérielle ajustée, réglée, la substance éthique est désaccordée, troublée, voire vide, sans aucune partition...dans ce milieu de l’information, la multiplication des formes devient un champ d’expression presque contigu. Il ne doit pas y avoir de trou, ni de silence. Le spectacle moderne se présente comme une révolution copernicienne articulée autour du temps. Osons un parallèle avec la physique quantique. Les premières formalisations partaient du point de vue de la particule qui se trouve dans un état quantique. Puis, avec la conceptualisation utilisant les espaces de Fock, on dispose d’une superposition d’états qui sont occupés par les particules, ou bien vides. Le champ est donc plus ou moins rempli. Le spectacle fonctionne ainsi. Avant, l’existence était monotone, entrecoupée d’événements inattendus, de cérémonies, célébrations et autres fêtes à dates régulières, ou bien pour marquer les moments cruciaux de l’existence (baptême, mariage, mort). C’est de cette manière qu’on concevait l’ordre des choses. De nos jours, le spectacle devient un champ contigu. La réalité est faite d’une superposition de tranches d’espace et de temps. L’homme est une machine désirante qui cherche à tous moment une occupation ou un objet, pour actualiser son désir dans un niveau énergétique, et occuper ainsi des états possible du champ conceptualisé comme une superposition de désirs dont l’actualisation suppose la rencontre de ces désir avec la forme qui lui correspond.

Non seulement les producteurs mais aussi les politique répondent à l’attente du consommateur et du public désirant (que l’on a conditionné au préalable). On ne se demande pas quelle est la valeur ni le contenu du spectacle, mais on cherche à remplir les cases vides. Ainsi, les Maires des grandes villes s’emploient à ce qu’il n’y ait pas une semaine sans que la Ville organise, supervise ou sponsorise une manifestation à l’usage des administrés. Le spectacle est l’interface naturelle (prolongées par l’artificiel) de l’homme corporel (naturel). Le spectacle est naturalisé et comme chacun le sait, si la nature a horreur du vide, le spectacle aussi. Au besoin, les service de police sont dépêchés pour compter le nombre de festifs, avec les journalistes. Ces derniers surévaluent le nombre, pour renforcer l’événement, faire croire à la ferveur du public, se rendant ainsi complice du pouvoir qui se mire dans ces simulacres démocratiques.

Le spectacle ou hyperinterface, lieu hyperformalisé, pourquoi faire? Chacun est alternativement en manque puis comblé. C’est de cette manière que tourne la roue du désir. Elle ne doit pas s’arrêter car le silence pourrait être un électrochoc déclenchant la pensée, la méditation, le doute... Dans ce milieu spectaculaire, mais l’homme ne se sent pas tout à fait à l’aise, il pressent que quelque chose ne tourne pas rond. L’homme n’est pas comblé car il n’est pas le trou-du-cul que les publicistes s’emploient à satisfaire, pas plus qu’il accepter d’être un élément de ce champ spectaculaire matériel, formel, technico-économique. L’homme est encore un être éthique, à la recherche de sens et de contenu authentiquement esthétique (l’Art, bien sûr, mais aussi son propre imaginaire, son rêve transfiguré, sa Vérité...).



Que l’on dise crise de conscience ou bien malaise éthique, on pointe une question universelle concernant la place de l’homme dans la société. Au fur et à mesure que progressent la faculté de raisonner, et en parallèle le système productif technicien, les questions éthiques se modifient. Un ouvrage récent de Luc Boltanski a mis l’accent sur les deux critiques du capitalisme, déployées avec force dans les années 1960-70. La critique artiste a insisté sur le sens de l’existence, tandis que la critique sociale a mis l’accent sur le mode d’organisation du système productif qui engendre souffrances, exploitations, inégalités. La critique artiste veut changer la vie, tandis que la critique sociale croit qu’il est souhaitable de changer les ajustements réciproques entres les hommes, et par voie de conséquence entre l’homme et son insertion dans le système productif. Si l’homme contrôle le système productif, il maîtrise tous les paramètres, construit une société faite par l’homme et sur mesure pour l’homme, il gère la production en fonction des besoins dont on discute en cercle élargis, dans des cellules ou bien des communautés. Par ce biais, la société devient organique, et maîtrise sa désagrégation supposée causée par le capitalisme. Mais qui a dit que l’homme doit être la mesure de son destin?



L’Art doit s’affranchir de toute adaptation au monde, bien qu’il doive cependant en donner une interprétation, souvent en étant obscurément enraciné dans l’esprit de son époque (il est en ce cas accordé et non pas adapté). À partir du 19ème siècle, la situation des artistes se dévoile en négatif par rapport au développement de la technique, sans que celle-ci soit partie prenante. C’est au contraire pour échapper à l’emprise de l’organisation technique de l’existence que l’artiste dévoile à sa manière la substance éthique dans le sujet, et se propose de créer des oeuvres pour exprimer cette subjectivité esthétique et la partager avec ceux qui reçoivent l’Art pour extraire son contenu. Car l’existence purement technique est sans contenu.



Le Romantisme est la période où l’Art devient le témoin d’un désaccord profond entre les artistes et les normes culturelles adoptées par la société. Les romantique furent également à la recherche d’un contenu débordant l’expérience du monde, et des moyens de l’exprimer. L’arrière-monde religieux des âges précédents s’est estompé. Le retrait de Dieu fut contemporain d’une affirmation des artistes dont l’étrange subjectivité fait figure de temple subjectif foncièrement inadapté à la civilisation matérielle en pleine expansion, justifié au nom du progrès humain avec l’appui du christianisme de pacotille. L’Art ne peut plus être que romantique, faute de quoi il perd sa spécificité et devient une production esthétique, une invention de formes, destinée à satisfaire le besoin d’utilité, sorte de décoration de l’existence. Et quand il cherche a rester un Art authentique, c’est en répétant la tradition (ce que déplorait justement Hegel qui pensait que l’Art appartenait au passé et qu’un outil technique était plus conforme à l’essence productive de l’homme). L’univers du romantisme devient assez complexe, mais à travers les artistes, la société se dote d’une deuxième Cité, pour parler comme saint Augustin. La Cité de Dieu s’éloigne des préoccupations personnelles, le culte religieux s’instrumentalise, la Cité terrestre se technicise avec une rapidité déconcertante. Il reste la Cité de la subjectivité artiste qui n’est autre que le monde imaginal. Un monde de contenus et d’images produits par la pensée esthétique. C’est exactement l’incarnation de ce monde imaginal décrit par Sohravardî. Pour ce philosophe soufi du 12ème siècle, le monde imaginal était distinct de l’homme. Les images s’offraient à une vision sous réserve que l’esprit voyage dans ce monde, notamment après avoir quitté l’enveloppe corporelle. Il y avait les images pour les bien-heureux et celles pour les réprouvés... Les romantiques veulent eux, faire voyager les images dans le monde, les transmettre d’un sujet à un autre.

Le symbolisme se situe dans le prolongement du romantisme. Expression de contenus avec des symboles spécialement choisis et accordés. Car c’est l’Accord (comme principe métaphysique) qui préside, et non pas l’assemblage comme dans le monde technique. Accord profond, dans la peinture comme en musique. Beethoven est un romantique, Brahms l’est encore, mais Debussy et Malher sont des symbolistes.

En première analyse, le statut de la subjectivité artiste comme productrice d’images et de contenu, se dévoile comme irréductible à une activité technicienne d’assemblage (et ce quelque soit le rôle des neurones dans ce phénomène). Et donc, de ce présupposé anthropo-ontologique, on déduit une différence fondamentale entre l’Art et la Technique. Un processus de production technique (voire même historique) n’emprunte pas le même chemin qu’un processus artistique.

L’artiste dévoile souvent son inadaptation vis-à-vis des exigences techniques sollicitées par le social (d’ailleurs, la Technique n’est-elle pas un Arraisonnement sociétal?). À la place de l’interface, on mettra le contenu, et à la place de l’ajustement on posera l’Accord comme essence de la pensée. J’insiste bien sur cette notion d’Accord qui en philosophie détermine l’essence de la Vérité, et en Esthétique, détermine l’essence de l’Art, avec ses consonances et ses dissonances. Voila pourquoi le Vrai et l’Artistique sont issus de la pensée mais ne se recouvrent pas. Ce qu’avait bien éclairé Nietzsche avec sa formule selon laquelle l’Art préserve d’une dissolution du sujet dans la Vérité.

Si l’esprit objectivé par un sujet pensant est constitué de contenu, alors la pensée philosophique a pour contenu les Idées transcendantales, tandis que la pensée artistique dispose d’Images et de Symboles, ces derniers pouvant également être utilisés par la philosophie occultiste. Mais quelles que soient les différences de contenus, il nous faut garder en tête que la pensée diffère de la technique et que l’essence du connaître se s’identifie pas avec ce que les scientifiques entendent par processus cognitif.



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Je propose donc de résumer ces idées avec quelques formules

L’essence de l’Art déployée dans la subjectivité artiste : production de contenu, Accord, consonances et dissonances, visions de l’imaginal, symbolique, allégorique, parabolique (Le Miroir spirituel concentre les figures du Temps)

Production artistique : expression des contenus

Réception esthétique : révélation du contenu, expérience du beau ou bien de l’intense, excitation des sens, ravissement, inquiétude, émotions.



Pour mémoire

L’essence de la Vérité déployée dans la subjectivité philosophique : les Idées sont le contenu, elles s’organisent, se réfléchissent, s’opposent et se composent avec la dialectique...

Le discours philosophique : il exprime dialectiquement, avec la raison, les contenus vrais (et accessoirement faux). Accord = sans doute, vérité des Idées accordés entre elles et avec les réalités auxquelles elles renvoient.



sans oublier



L’essence du Bien déployée dans la subjectivité morale : une disposition mystique qui remplit le sujet, et le cas échéant, déborde vers le monde...



et pour finir, revenir à



L’essence de la technique déployée comme corps et dans le corps : assemblages, désirs, ajustement, gestion des interfaces...



Donc :



Une situation technique (impliquant des subjectivités désirantes) s’organise autour des, interfaces, prises et ajustements, tandis que la subjectivité éthique, lorsqu’elle est face à une oeuvre d’art, se caractérise par une emprise (spirituelle) qui, grâce à un Accord, dévoile un contenu. Rien ne sert de déployer force analyse pour saisir une Oeuvre d’Art dans ce qu’elle révèle de plus authentique. S’accorder est une toute autre chose que s’ajuster. C’est un ajustement non apparent comme dirait Héraclite. L’Accord relève de l’intériorité, de l’invisible. La technique n’a pas d’emprise (complète) sur l’accord métaphysique. On ne peut accorder comme on ajuste ou bien on performe. Les causes de l’Accord sont un mystère, elles se conçoivent spéculativement mais ne sont pas accessibles à une investigation empirique. L’expérience sait qu’il y a accord mais elle ne contient pas les éléments qui l’expliquent. Lorsque la conscience cherche à expliciter les accords reliant les contenus, intuitions et autres idées, elle finit par se perdre dans un labyrinthe transfini (et se mordre la queue). Husserl l’avait constaté, en admettant que l’exploration phénoménologique des contenus de la conscience est une tâche infinie. C’est bien là une différence radicale avec la technique simple qui elle, implique des interfaces finies (notons quand même qu’une solution technique peut être envisagée dans le cadre des théories contemporaine de la complexité, compte-tenu de l’architecture quasi-transfinie des neurones).

L’Accord avec l’oeuvre d’Art permet à la conscience de sauter d’une époque à l’autre et de franchir ainsi les limites temporelles d’une existence finie. Car le propre d’un artiste est de dévoiler un accord avec son époque, ou bien un désaccord, en étant enraciné dans son Temps. C’est de consonances et de dissonances dont il s’agit et pour les exprimer, l’artiste doit être capable d’entendre l’esprit de son temps. Et parfois, ce qu’il entend est tellement différent que son oeuvre marque une rupture car une nouvelle musique jaillit. Trop souvent, les critiques ne parviennent pas à s’y accorder. Si bien qu’il se contentent d’émettre des jugements sur le style ou les règles. Ainsi quelque critiques ont accusé Debussy de composer des oeuvres polytonales, comme s’il s’agissait d’une tare, et n’on pas su apprécier l’Oeuvre en s’y accordant, leur sens esthétique étant atrophié par l’arsenal juridique rationnel destiné à prendre la mesure d’une composition musicale.



L’Art en général est apparenté au plus profond des Arts, la musique. Accorder pour durer et pour faire per-durer l’esprit des époques. Voilà bien une différence fondamentale avec la technique qui per-forme. En ce sens, la substance technique avec ses interfaces serait du genre Espace, tandis que l’Art serait du genre Temps.

Ainsi, un artiste sait être en concordance avec son temps. Il est alors rassurant ou du moins il confirme, souvent à son corps défendant, certains préjugés de classe. Ainsi Molière, qui avec ses satires comme Le bourgeois gentilhomme, donnait à la noblesse le miroir de sa grandeur en rabaissant la classe qui aurait pu contester l’aristocratie sur l’échelle des types humains. Plus généralement, Molière entendait avec une acuité particulière les travers, perversions et autre défauts produit par les hommes sous l’emprise des désirs et ambitions, rongés par le vice. Par son théâtre, il espérait renvoyer à l’homme une image intense, capable de le réaccorder avec la droiture morale. Bien que dérangeant par ses caricatures sociale, Molière rassurait en fin de compte par un présupposé humaniste constitué de longue date tout au long du 16ème siècle.

Mais en d’autres circonstances, l’artiste peut être en dissonance et se révéler troublant, inquiétant, comme Dostoïevski qui anticipa d’un demi-siècle les fractures du Temps, dépeignant les destins qui déraillent, les fins qui dévient, ainsi que d’inquiétants personnages en dehors des normes connues et admises socialement. En ce sens, il n’était pas contre son Temps mais d’un autre Temps... La liste des artistes déconcertants ou inquiétants est longue. Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé (dans ses correspondances), Tzara, Breton, Artaud et bien d’autres...



Sur la différence existence technique et existence artiste



Actuellement, l’adaptabilité, l’employabilité, l’interchangeabilité sont des qualités requises pour se donner une existence normée dans le technocosme contemporain. On peut y voir l’interprétation de l’existence technique comme existence par ajustement à une interface. L’exigence artiste et/ou éthique impose au contraire une persévérance dans un accord vis-à-vis d’un système catégorial de symboles et valeurs. Accord avec ce qui semble dépassé pour la modernité qui ajuste, et donc regard en arrière vers la tradition culturelle. Accord vers un but rejeté dans un temps eschatologique indéfini, réalisation d’une fin qui dont les contours ne sont pas fixés dès le départ. Persévérance dans l’attention au monde, aux oeuvres... En ligne de mire, l’attitude artiste qui accorde les formes symboliques et culturelles. Exigence éthique avec en ligne des mire des valeurs, des transcendentaux, des normes éthiques que l’on ne transgressera pas, ou bien des normes sociales qu’à l’inverse on transgressera car ces normes sont parfois arbitraires ou bien partiales (au service d’une caste privilégiée). Il y a en effet une morale imposée pour des nécessités d’ordre étatique, pour ajuster les individus, les accompagner dans une marche en rang ordonné dans un État organique.

Dans la sphère éthique, on mesure la différence entre l’accord (qui est l’accord d’une pensée) et l’adaptation, l’ajustement. Dans le monde technique, l’individu s’ajuste sans cesse. Normativité sociale imposante au 19ème siècle (on pourrait montrer que la normativité croit au fil des siècles, en parallèle avec les comportements transgressifs), puis fascisme au 20ème siècle.

À l’aube du 21ème siècle, l’individu papillonne tel un animal rationnel dressé pour adopter une tenue, s’ajuster à une mode, répéter des fragments de pensée, des mots convenus, mondialisation, modernisation, employabilité, bioéthique, pensée unique, institution, précarité, exclusion, flexibilité... J’emploie délibérément des néologismes qui apparaissent dans le milieu technique façonné par les techno-penseurs, ces ces intellectuels organiques très répandus de nos jours (ce mot n’est pas choisi innocemment, cf. Gramsci. Qu’est-ce un intellectuel organique de nos jours? Non plus un individu au service d’un partie mais celui qui prend partie à la normativité pensante). Les néologismes sont ensuite adaptés par les politiques, puis propagés par les journalistes. On répète des mots et on fait croire qu’on pense alors qu’il ne s’agit que de manipuler des notions, toutes plus ambiguës les unes que les autres. Le pouvoir instrumentalise, adapte les mots à des fins de propagande publiciste, en supprimant leur ambiguïté, ou pire, leur ambivalence sémiotique. La pensée s’aliène et prend les atours d’un phénomène de mode, avec des idées récurrentes, des problèmes émergeant puis se dissolvant dans le royaume de la substance technique qui éjecte ce qui est passé de mode, d’efficacité, sans être reconnaissante, ingrate au point d’être incapable de poser une stèle aux grandes idées enterrées dans le cimetière de l’obsolescence.

On comprend que l’attitude éthique règne au dessus de l’éphémère qui caractérise les milieux techniques, orchestrant l’obsolescence des formes, des objets, des tendances et des idées, mettant en scène le théâtre de l’insignifiance, milieu naturel promis à la vacuité des âmes. Il faut entretenir la roue du mercantilisme si on veut extraire la monnaie en faisant désirer le consommateur solvable. Au contraire, l’artiste ira jusqu’au bout de son idéal, et ne sacrifiera pas son âme à l’adaptation technico-économique. Le système ne lui pardonne guère et le laisse souvent dans la précarité. Heureusement, quelques mécènes protecteurs se préoccupent de leur sort matériel, tandis que Dieu leur accorde grâce et inspiration.



Certains penseurs ont suspecté une sorte de période axiale de la Modernité où s’institue une séparation entre les subjectivités technique et artistes. Cette scission se produirait après 1800, au moment où la technique se propage et s’intensifie. Tandis que l’homme s’émancipe sous l’impulsion des valeurs de la Révolution. Enfin, l’organisation politique se répand en Europe avec les conquêtes napoléoniennes qui implantent sur une large échelle les techniques administratives françaises. Celles-ci sont le fruit d’une longue pratique éprouvée depuis Colbert. On notera que le génial Goethe avait anticipé certains traits du 19ème siècle en craignant justement une domination des individus pourvus d’une intelligence technicienne. (Il était même un prophète de notre 20ème siècle, avec les sociétés avancées faisant office de champ de manoeuvre pour les technocrates épris d’expérimentation sociale.

Certains artistes romantiques (et non des moindre) furent de moins en moins accordés avec la société pré-industrielle, pas plus qu’ils n’acceptaient les traditions du classicisme. Ils cherchaient une modernité esthétique et se situaient en opposition avec la majorité de leurs contemporains, autant avec les industrieux qu’avec les politiques. Les symbolistes vivront cette situation de manière plus accentuée, en plus ou moins bonne compagnie avec les décadentistes et les dandystes. Un même motif les réunis, le désaccord avec l’esprit de l’époque, avec la société et ses normes techniques, morales, culturelles, ses intentions dominatrices, sa propension à faire émerger une civilisation technicienne tout en édictant des normes morales pour garantir l’ordre.

Les solutions trouvées pour exprimer ce désaccord sont diverses. Le dandy s’efforce de faire de son existence une oeuvre d’art, d’exister en tant qu’existence qui se suffit à elle-même et s’expose en société, se donne parfois en spectacle. Bien sûr il faut des moyens, mais à l’inverse de ceux qui en ont, ils refusent la vie laborieuse, industrieuse, utilitaire, fonctionnelle et refusent toute concession vis-à-vis d’une nécessité d’adaptation.

L’artiste symboliste s’accomplit par ses Oeuvres. Celles-ci expriment au travers des formes symboliques des accords plus profonds que ceux exprimés et exposés par la société culturelle et technicienne. On a connu nombre de peintres symbolistes dont la qualité démontre s’il était besoin la hauteur de l’Art. Que ce soit en peinture ou bien en littérature, ce mouvement fut aussi étendu que la civilisation technicienne, comme s’il s’agissait d’une réponse universelle à l’impérialisme de l’efficacité productive, administrative et politico-militaire (curieusement, l’Allemagne fut épargnée par le symbolisme, traduisant une spécificité culturelle qui peut-être, anticipe sur la spécificité politique qui émergera dans les années 1930). Un accord plus profond, une profonde éternité disait Nietzsche, ou encore mieux, la profondeur polyphoniques d’un Debussy, musicien symboliste par excellence. Le symbolisme fut ainsi à l’image d’une onde spirituelle se propageant, avec un épicentre sans doute en France, et des répercussions jusqu’en Amérique latine et en Russie, attestant du fait que ces Nations ont marqué à travers les artistes leur aspirations envers la Culture occidentale. Le symbolisme fut plus qu’une attitude anti-technique, il fut au-dessus de la technique comme tout Art qui se respecte, et dévoila au travers sa propagation les résonances profondes unissant le monde des artistes par-delà les spécificité régionales. La proportion d’artistes est infime, et pourtant leur contribution à la Culture d’une époque est inestimable.

On peut s’accorder avec son Temps en étant contre son Temps, être, comme Bernard-Henry Lévy a pu le dire à propos de Sartre, un homme-siècle, car par la ruse de la “Raison harmonique”, être accordé c’est aussi être désaccordé. Nietzsche aurait rétorqué qu’il s’agit d’une piètre idée vulgaire que d’associer un intellectuel à son temps : “Et s’il vous faut des biographies, que ce ne soient pas celles qui ont pour refrain <Monsieur Un Tel et son temps> mais celles qui devraient avoir pour titre <Un lutteur contre son temps>”. Car pour Nietzsche, point de salut si on n’est pas accordé ailleurs, quelque part, avec la profonde éternité, dans l’invisible et pourquoi pas l’indicible, sphère éthique par excellence si l’on en croit Wittgenstein.

Dans les années 1950, combien d’écrivains désaccordés, ceux qui entendaient l’existence avec des voix discordantes et que l’on désignait comme promoteurs du nouveau roman. Désaccordés les situationnistes, désaccordé Philippe Sollers qui sur le tard, rejoint les accords esthétiques du 18ème siècle, louant Casanova ou bien Vivant Denon, pour ensuite projeter un avenir radieux à la Chine du 21ème siècle. On n’est pas surpris si l’on sait les résonances profondes entre l’Empire chinois classique et la France de l’Ancien Régime. Un autre philosophe pourrait fuir les valeurs du monde technicien et lorgner vers Guénon, autre moyen de chercher un accord passé pour fuir la cacophonie communicationnelle superposée au conformisme social.

L’étude de l’Art permet, (avec celle des religions) d’universaliser la thèse sur les deux substances, ou bien sur les deux essences. D’un côté, la substance technique adapte et ajuste les existants par l’intermédiaire des interfaces, tandis que d’un autre côté, la substance éthique s’accorde ou se désaccorde. La substance éthique est subjectale. Lorsqu’elle s’objectalise, les désaccords deviennent opposition, les accords, consensus. Le contenu s’exprime avec la technique mise au service de l’Art. On distingue donc une technique esthétique qui permet à la subjectivité de se produire dans l’existence immédiate, et donc de réaliser le passage entre le contenu esthétique de l’éthique et l’objectivité qui met en relation avec l’Autre. Quant à la technique proprement dite, elle met en relations interfaciale les individu existants qui sont pris tout autant qu’il ont prises sur d’autres existants, matériaux, machine, vivants, individus.

Les deux essences sont entrelacées, sans doute selon un mode compliqué. Car dans le cas inverse, l’oeuvre d’Art ne pourrait être réalisée. C’est un problème similaire qu’avait rencontré Descartes, lui qui distinguait la substance corporelle et la substance pensante, souveraine sur le corps. Mais si les deux substances n’ont rien de commun, comment l’âme pensante peut-elle commander aux mouvement du corps? Ainsi s’interrogeait la reine Christine de Suède. En réalité, le corps se conçoit comme une substance technique. Quant à la pensée, elle génère du contenu. Le passage de ce contenu dans l’exécution technique de l’artiste montre alors l’articulation entre essence technique et une essence technique efficace dans la pensée du créateur artistique, tout autant que la compréhension esthétique. En ce cas, c’est la sensibilité corporelle qui joue, autrement dit, la substance technique réceptive, dans ce qu’elle a de passif. L’homme est double, d’une part ajusté au monde extérieur et d’autre part accordé ( mais aussi troublé) selon les principes de la substance éthique. L’Artiste, tout autant que le phénoménologue, savent très bien qu’ils sont dédoublés et que les formes n’empruntent pas le même accès que les contenus.



Critiques philosophiques modernes de l’attitude technique



Si on définit comme je le fait le fait technique humain, alors on peut déceler la place des philosophies modernes post-kantiennes comme celles qui devront faire face à la transformation technique de l’homme et la société, le tout en relation avec le phénomène spirituel. Quatre philosophes sont connus pour avoir saisi avec spécificité le phénomène humain dans le contexte d’une transformation de l’homme par la technique. Chacun comprend cette réalité à sa manière, tente s’assigner la dimension éthique de l’existence. La religion aurait dû “normalement” prendre en charge ce type de problème. Elle s’était dévoyée depuis longtemps en se constituant comme une institution politique. Et c’est en France, là où le politique prend une dimension exemplaire, qu’aura lieu un schisme majeur entre l’Église et l’État, concrétisé en 1905. On sait que ce conflit n’est que l’expression d’une situation qui incubait depuis la Révolution et l’Empire. Laissons de côté l’Église qui saura très bien faire son bilan sous forme d’une repentance critique.

À partir de 1800, c’est l’attitude technique de l’homme qui suscite des interrogations philosophiques. Cette attitude est habituellement traitée sous l’angle du matérialisme, des désirs, des productions économiques, de l’indolence bourgeoise, de la perte des valeurs spirituelles. L’opposition entre esprit et matière, entre idéalisme et matérialisme, repose en réalité sur la distincton entre l’essence technique et l’essence éthique. Hegel, Kierkegaard, Marx et Nietzsche représentent quatre point cardinaux sur lesquels ont peut aligner le schéma métaphysique articulant technique et éthique, les désirs du sujet et les aspirations de l’homme élevé à la liberté de la conscience. Voici une vue sommaire de la situation.

Hegel : à force d’agir, de produire, d’interagir, les hommes parviendrons à s’accorder à la fin de l’Histoire, sous l’égide d’une Idées absolue qui est une Idée platonicienne transfinie descendu du Ciel pour accorder les esprits.

Kierkegaard : L’homme suit la courbe des désirs. Il reste enchaîné dans une subjectivité hédoniste. Impossible de rejoindre la sphère éthique si on ne mise pas sur sa propre volonté, si on n’effectue pas de choix. Mais si ce choix est nécessaire, il est insuffisant pour parvenir au niveau de la perfection éthique, le stade éthico-religieux, défini ainsi car l’homme ne peut y accéder par ses propres moyens, c’est-à-dire depuis sa condition ontologique d’être perfectible, que l’on peut juger comme être en faute (ou en dette?).

Marx : il n’y a pas d’idée absolue, de Dieu, mais seulement des hommes constitués d’une substance plastique qui, en s’efforçant de se transformer, en s’appuyant sur la technique et sur le désir d’oeuvrer en collectivité, parviendront à maîtriser la puissance de la technique en la mettant au service d’une société d’hommes libérés par le fait même qu’il n’y aura plus de classe dominatrice. L’Histoire est ce milieu contigu faisant office de levier interindividuel poussant la collectivité des hommes à se perfectionner. La sphère éthique est donc l’Histoire. L’homme éthique est un homme technique mettant son énergie au service de la communauté.

Nietzsche : le processus de développement des sociétés a créé un homme maladif, avili, un philistin qui ne voit pas plus loin que sa suffisance et qui, instrumentalise l’histoire, pour s’y croire, pour s’y donner une importance. Telle est cette lois inéluctable dont la condition de possibilité est le progrès matériel, technique. Et pourtant, il fut un temps où l’homme était robuste, fort, plein de vitalité, une sorte d’oeuvre esthétique construite à force de courage, de persévérance, de souffrance. Ne pourrait-on imaginer à nouveau de construire une fraternité de ces hommes fait du meilleur matériau, de la meilleure substance, celle qui est purement esthétique, qui accorde l’homme avec lui-même, qui condense son énergie selon les règles d’un accord profond. Car si l’homme s’accorde avec lui-même, il devient cette oeuvre d’art impassible qui passe au devant de la cour des hommes, insensible au sirènes technicienne, désirantes, avilissantes. La caravane des surhommes avance, avec sa royauté esthétique, et les derniers hommes se mettent à aboyer, frustrés de ne pas en être, puis résignés et préoccupés par leur soucis matériels, il reviennent à leurs lieux communs et leurs activités ordinaires. Ainsi, on nomme Vie cette énergie perpétuelle qui subsiste par-delà les affaires humaines. Cette énergie est ce qui accorde vraiment l’homme avec lui-même, par-dessus les vérités philosophiques qui sonnent faux. Ce qui sonne vrai, l’Art, forme la plus élevé de l’attitude humaine, pour ne pas retomber dans les faux-semblant de la Logique. La bourgeoisie philistine sonne faux, quand elle se donne une bénédiction en récupérant l’Histoire, avec ce bon vieil évêque de la philosophie qu’est Hegel. Plus tard, elle ne pourra même pas donner l’extême-onction à une civilisation sur le point de se suicider, faute de réussir une métamorphose conduite sous la souveraineté d’un Éthique suffisante.



Ces quatre philosophes de la Modernité post-kantiennes cherchent à placer l’homme au-dessus de sa condition d’animal technicien, et trouvent chacun des portes de salut. Deux pensent que le salut est dans la collectivité. Ce sont Hegel, avec son système raisonné qui articule les productions d’ici-bas et les accords platoniciens, et Marx qui se passe des accords transcendants. Deux autres, Kierkegaard et Nietzsche, ne voient le salut authentique qu’individuellement, chaque homme accédant à une vie supérieure qui ne peut se réduire à une existence par et pour le collectif. Il faut prendre ces distances avec le milieu humain. Le cheminement est par contre très différent. Kierkegaard adopte la voie de l’autoanalyse, et examine avec sa conscience ce qu’il apprend de la vie. Il se rend compte que le stade qu’il dit esthético-hédoniste sonne faux, aliène l’homme dans une vie sans dignité, sans personnalité vraie, et fait de l’existence une pitoyable sublimation de l’instinct de satisfaction, une réalisation individuelle utilisant la raison gérant la prise avec différentes situations, et permettant de tirer un mieux-être. Cette existence sonne faux et pour qu’elle sonne vrai, il faut un supplément éthique. Et pour s’accomplir, on doit compter sur la grâce divine. Au contraire, Nietzsche ne s’analyse pas outre mesure. Son corps est sublimé en instance cognitive. Nietzsche regarde plutôt ses congénères, et c’est leur existence, leurs expressions, manies, modes de vie, écrits, qu’il examine et qu’il juge comme sonnant faux, comme un travestissement, comme une usurpation dans l’ordre des valeur. L’homme est une imposture. Il faut que certains en prennent conscience, puis accèdent à cette vitalité universelle qui leur donne une posture esthétique et donc authentique. Le salut est dans la puissance de l’esthétique, le flux intense des formes qui ne peut s’abîmer dans la substance technique. L’homme devient trop intense pour se donner dans l’interface sociale. Son courant est trop puissant. On ne peut l’adapter. Le surhomme peut alors transmettre un peu de son fluide vital, sans faite disjoncter son prochain.

En résumé, le bourgeois du second Reich est une imposture selon Nietzsche, il n’a aucune intensité esthétique, tandis que l’existence bourgeoise technico-hédoniste est une non-posture selon Kierkegaard, elle n’a aucune profondeur éthique. En agissant ainsi, on ne se reconnaît pas comme une personne, on ne trouve pas un accord avec sois-même car à la limite, on n’est qu’une machine désirante sublimant ses flux et ses attitudes pour maintenir en bonne place la jauge qui mesure l’intensité du plaisir. On est à l’image d’un thermostat qui dès que le bien-être diminue, réagit pour faire remonter la température.

Éthique et corps, Accord et ajustement, Personne et interface, Emprise et prise, présence d’esprit et désir, voilà quelques doublets universels qui ont traversé la métaphysique occidentale sans qu’il soient reconnus comme tels, tout en étant implicitement intégrés dans les pensées les plus profondes. C’est la grande affaire de l’anthropologie philosophée qui traversa les siècles et qui gravitait autour du doublet empirico-métaphysique ou empirico-transcendantal.

Cette différence justifie l’élaboration d’une double ontologie (voire d’une ontologie duale) pour rendre compte des fondements de l’existence corporelle et spirituelle. Cependant, si parler d’existence éthique semble pour l’instant assez déroutant, je préfère ce terme plutôt que de vie spirituelle. Deux essences fondues mais non confondues en l’homme : (1) une essence technique du faire pour satisfaire dans de courts délais des désirs, des projets constructifs ; (2) et une essence éthique pour être, durer, persévérer, s’accorder avec sois-même et avec l’autre, ou bien risquer de se désaccorder pour marquer sa liberté de pensée et marquer sa distance avec les <accords qui sonnent faux>. L’essence technique est ce qui permet d’établir une prise reliant les existants entre eux, par la médiation d’interfaces formelles, ajustées selon les objectifs visés. Viser et ajuster. Peu à peu, l’homme se perfectionne, devient performant, dans son attitude et surtout avec l’aide des machines. À cette transformation technique se superpose un devenir éthique de l’homme. Les deux devenirs s’opposent sans qu’ils interdisent une réconciliation. Mais la société technicienne est tellement obsédée par la règle, la loi, l’adaptation, qu’elle a mis dans un ghetto les individus éthiques parmi lesquels on trouve certains artistes.

Si la société prend ses distances avec une partie des individus éthiques, l’inverse existe. Certains décident de s’écarter du monde pour mener une autre existence. Ce phénomène n’est pas propre à la Modernité puisque ce fut le cas des moines vivant à l’écart des sollicitations du monde pour se consacrer à Dieu, avec au 11ème siècle, l’institution des premiers ordres monastiques. Réforme de l’ordre clunisien, avec la création de centaines de communautés bénédictines dotées de règles spécifiques, et censées représenter des îlots de pureté morale face au puissances temporelles ascendantes.

Ceci montre que le schisme entre vie sociale et vie éthique fut compris très tôt, mais dans un contexte historique et idéo-théologique très différent, faut-il préciser. De nos jours, c’est plutôt l’artiste qui choisit une stratégie distancialiste pour se consacrer non pas à Dieu mais à la méditation au service de son Oeuvre.



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La différence ontologique entre technique et éthique se manifeste comme différence sociologique, ce qui fournit des arguments à l’appui d’une ontologie dualiste. L’Histoire a montré que cette différence sociologique était effective dès les premières civilisations, bien avant la période axiale (cernée par Jaspers qui la situe à partir de -700) avec la distinction entre producteurs (ancêtres des techniciens) et prêtres (ancêtres des éthiciens), ainsi que les guerriers, ancêtres des nobles puis des politiques et militaires. On se situe le cadre établi par Dumézil concernant l’universalité de l’idéologie trifonctionnelle dont le rameau est l’Inde védique (période pré-axiale), et dont les ramifications se prolongent dans la Rome antique, en Scandinavie, en Perse. Cette idéologie se veut une mythologie, elle n’a pas de valeur ontologique. Cependant, si on admet que les dieux sont à l’image des hommes, alors on peut transposer l’idéologie trifonctionnelle en sociologie trifonctionnelle. Si on constate de plus son universalité (à partir d’études historiennes), alors on suppose légitimement qu’elle repose sur des fondements ontologiques. Et c’est pourquoi j’élabore une anthropologie trifonctionnelle (tri-essentielle) qui sera développée en d’autres pages. Ce constat permet d’éclairer mes précédentes réflexions. Le raisonnement se veut sans ambiguïté : si on constate par-delà les siècles une opposition entre des attitudes mondaines et des attitudes distancialistes, c’est qu’elle reposent sur la nature de l’homme et sur son double aspect, corporel-spirituel, ou bien technique-éthique.



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Examinons la position singulière de Heidegger. La différence entre Être et étant renvoie à une perception aiguë de la distinction entre ce qui est là, et qui s’ajuste à la pensée, tandis que l’Être est probablement en relation avec ce qui est infiniment accordé de toute éternité.

Dans son célèbre opus sur la technique, Heidegger a remarquablement exposé son questionnement sur la technique (La question de la technique, in : Essais et conférences). Son analyse intrigue nombre de spécialistes de la technique contemporaine, et pourtant, elle donne à réfléchir. Si la technique est considérée comme la simple utilisation outil, alors on passe à côté de de son essence, mais si on la prend comme un bloc substantiel, dans son outilité, dans son étantité, alors cette outilité est une causalité entendu comme fondement. Ce fondement se forme par la praxis technicienne. La technique se présente comme un destin de dévoilement, si on suppose qu’elle dévoile un fond. Elle est surtout ambiguë, et de cette ambiguïté on décrypte un destin vers “la vérité”. C’est donc une sorte de ruse de la technique qui conduirait les hommes vers une Vérité, mais laquelle?

Heidegger se fait plus précis. Il laisse entendre que l’homme est impliqué, et que selon son attitude, il se ferme ou il s’ouvre le destin de dévoilement vers le vrai :

(A) “D’un côté, l”Arraisonnement pro-voque à entrer dans le mouvement furieux du commettre qui bouche toute vue sur la production du dévoilement et met ainsi radicalement en péril notre rapport à l’essence de la vérité”

(B) D’un autre côté l’Arraisonnement à lieu dans <ce qui accorde> et qui détermine l’homme à persister (dans son rôle) : être-encore inexpérimenté, mais plus expert à l’avenir-celui qui est maintenu à veiller sur l’essence de la vérité. Ainsi apparaît l’aube de ce qui sauve.”

Cette intonation eschatologique, voire prophétique, trahit sans doute l’inquiétude face aux événements contemporains du monde. Par ailleurs, on retrouve l’idée, chère à Heidegger, d’un homme qui veille sur l’Être et qui telle une vestale, doit entretenir la flamme de la ferveur vers le questionnement authentique. Heidegger évoque à plusieurs reprises ce qui sauverait, voire préserverait l’homme. Destin vers la vérité ou bien occultation? La Vérité renvoie ici à une Vérité authentiquement philosophique, platonicienne, accordante. Elle est un attribut de la substance éthique et si ce propos nous interpelle, c’est qu’il dévoile, à travers les contenus de pensée de Heidegger, une articulation possible entre les substance technique et éthique (sous réserve que j’entende correctement l’oracle heideggérien). Notons cependant que l’articulation est déterminé dans le champ de la Logique et non pas de l’Esthétique.



C’est pourquoi je pressent chez Heidegger un arrière-fond hégélien dans son architecture, mais différent semble-t-il dans l’analyse du matériau. Son essai parle explicitement du destin de l’homme au travers de la technique. C’est donc d’Histoire dont il s’agit. Hegel décrivait l’homme comme un être productif, doué de raison, mais dont le mouvement historique le dépasse, tandis qu’une Raison supérieure ordonne et finalise l’ensemble. C’est la fameuse thèse de la ruse de la Raison qui détermine une spéculation sur la fin de l’Histoire.

Dans le propos de Heidegger, c’est l’Arraisonnement qui joue le rôle axial de la Raison. Mais cette Arraisonnement désigne une situation du complexe anthropo-technique à double face. Si l’Arraisonnement est orienté vers une frénésie techno-productive, alors l’homme se fourvoie, il est dans une mauvaise posture et choisit donc l’imposture, envers négatif de l’attitude éthique pourrait-on dire. quoique je ne suis pas tout à fait sûr qu’on doive penser ainsi. Disons que l’Arraisonnement frénétique supprime la Raison délibératrice, celle-ci étant alors en position médiane, entre technique et éthique (je place l’Éthique pure au-delà de la Raison). Et justement, cette éthique raisonnée consiste à prendre une posture mesurée (tempérée), sage, et à participer au destin de dévoilement de la Vérité. Et si la Technique y contribue, c’est parce que l’Arraisonnement est entrelacé avec une essence plus profonde, vers ce qui accorde. En d’autres termes, la Technique par son essence, détermine l’homme au plus profond de son essence et permet d’extraire l’essence vraie, celle qui accorde (sous réserve du choix effectué par l’homme).

Se dessine donc un choix d’attitude. La civilisation peut devenir frénétique, aliénée par la fureur de produire, celle-ci reposant sur la mobilisation du désir, complice depuis toujours de la technique, et par une issues fatale lorsque le désir se sera inverti en fureur destructrice. L’autre attitude vis-à-vis de la technique est éthique. Elle plonge ses racines dans ce qui accorde. Elle renvoie à la dimension intellectique car elle ouvre vers le Vrai. Et on peut dire aussi qu’elle ouvre vers l’Art, pour compléter l’Éthique.

Si le propos de Heidegger dévoile l’essence de la réalité humaine, alors on peut y voir l’identification de deux essences articulées, l’essence technique et l’essence éthique. Mais selon les décisions de l’homme, l’une peut prendre le dessus et fermer le destin vers une civilisation éthique, axée autour de l’authenticité des rapports humains, de l’Art et de la Culture.

Heidegger s’inscrit donc dans l’âge de la fin de la métaphysique, qui est aussi celui du tournant de l’Occident (autour de 1960 semble-t-il). Il faut entendre ici Occident chrétien, et remonter à la théologie fondatrice de saint Augustin qui marqua les siècles de la chrétienté. L’une des préoccupations essentielles d’Augustin était le salut de l’homme et les moyens dont ils dispose pour y accéder. D’après sa thèse, il ne peut y parvenir sans la grâce de Dieu. C’est cette position qui lui valut la controverse avec les pélagiens qui pensaient eux, que l’homme dispose d’une autonomie morale. Ce débat semble largement saturé depuis un moment et pourtant, l’essence de ce questionnement est encore d’actualité.

Avec la technique, la civilisation est devenue contiguë. Tout se passe comme si Heidegger s’était préoccupé non plus du salut de l’homme mais de la civilisation occidentale (Il se veut l’héritier de nombre de prédécesseurs qui se sont penchés au début du siècle sur le sens de l’Histoire et sur sa destination). La civilisation occidentale possède un corps technique rendant solidaire les individus (à l’image d’un organisme fait de cellules). Ce corps est articulé à une substance éthique qui règne en chaque individu. Et donc, la question du salut de l’Occident devient une affaire organique (pour ne pas dire collective). Heidegger cadre cette interrogation en mettant au centre un destin de dévoilement vers la Vérité ouvert ou fermé, et donc, en identifiant deux axes, l’un qui ouvre et que l’on dira éthique, et l’autre qui ferme. La Civilisation occidentale peut aller vers un destin philosophique. Mais en d’autres pages, Heidegger jette l’éponge, avec sa célèbre formule : seul un Dieu peut nous sauver. Et nous voila à nouveau vers une problématique augustinienne modernisée dans la mesure où Dieu interviendrait dans un salut collectif. Je voulais montrer comment à travers Heidegger on pense (philosophiquement) l’articulation entre les substances éthique et technique, et j’en suis arrivé inévitablement à une question de société, comme si la technique nous avait plongé dans un destin commun. Drôle de paradoxe car la technique sollicite d’un autre côté l’individualisme qu’elle concourt à actualiser, tout en fragmentant les fins que poursuivent les hommes....



Art, spectacle, métaphysique de l’expression



Dans les Prolégomènes à une métaphysique des temps nouveaux, j’ai esquissé les grandes lignes d’un système métaphysique dans lequel j’introduit trois champs. (1) Le champ d’expression, (2) le champ du Procès. Le troisième champ, désigné comme champ supracausal, est un champ où s’effectue la rencontre entre l’immanence du Procès et le Un. Le champ supracausal de l’Incarnation signifie une rencontre (différée) entre l’existence temporelle (accumulée dans le Procès) et le Un en dehors du temps. Du point de vue spéculatif, cette rencontre est pensée comme une conversion Temps-Miroir. Dans le cas d’une conscience, le Miroir représente la personne, une synthèse supratemporelle de tous les Temps de l’existence, tous les ins-Temps, et pour que cette synthèse s’effectue, il faut bien que ces ins-Temps soient relativement accordés (par la réflexion dans l’Un).



Le champ d’expression, externe, objectivé, est un champ étendu, spatio-temporel. On pourrait le concevoir comme un milieu technique, lieu des ajustements entre existences. Lorsque l’homme utilise le champ d’expression, il le structure, en fait un espace destiné à s’ajuster à ses activités, ses désirs. La technologie moderne a modifié radicalement le champ d’expression. Le milieu spectaculaire est arrivé progressivement dans les civilisations. Il répond à un ensemble de désirs collectifs ou individuels. On retrouve l’essence du désir, complice de la technique, et on comprend que sans cette dialectique du désir, il n’y a pas de spectacle, car on supprime le désir spectaculaire, c’est-à-dire cet ajustement en expression et perception, exhibition et voyeurisme, acteurs et spectateurs.

L’Art est aussi une expression, mais peut-être faut-il le séparer du spectacle (en tant que spectacle) en l’associant à la substance éthique, et en remarquant que la technique est subordonnée à d’expression d’un contenu.

Si on associe pensée et représentation, puis pensée et contenu, puis Art et expression de contenu, alors la transitivité sémiotique conduit à affirmer que l’Art se donne en représentation. Ainsi se démarque l’Art du spectacle. Si l’artiste expose un contenu, l’esthète y répond par un désir métaphysique de sens, un désir de Vérité, d’authenticité, de plénitude esthétique. L’esthète veut être transporté, par l’ad-miration de l’oeuvre représentée, dans un espace non temporel, mais qui n’est pas au-delà du temps. Disons un espace sacré pour faire référence à une pensée, importante en ce domaine, celle de Roger Caillois.



Le spectacle contemporain tire sa notoriété philosophique grâce aux dénonciations de Guy Debord. Je me propose d’en élucider quelques soubassements métaphysiques. Le spectacle définit un trait fondamental et presque universel de notre monde contemporain. Le mot spectacle désigne à la fois le concept élaboré par Debord, un réalité faite d’un dispositif technique (un champ d’expression), et enfin l’ensemble des expressions spectaculaires produites par les individus qui occupent une portion du champ. Le spectacle s’est mis peu à peu sous l’empire de la gestion marchande, mais réciproquement, l’économie est aussi un moyen mis au service du développement spectaculaire des sociétés occidentales parvenues à un certain stade.

Le spectacle qui n’a d’autres fins que son existence n’est qu’un ajustement de figures exécutées, s’offrant aux désirs, sans que la question du contenu soit posée et ordonne les règles de souveraineté. Si le spectateur y trouve un contenu, ce n’est qu’un épiphénomène car l’objectif du producteur de spectacle est de s’ajuster l’expression à la demande des spectateurs. L’objectif réside dans le nombre, tandis que la réalisation esthétique est un moyen utilisé par le producteur. On peut espérer que du côté de l’artiste, la situation soit renversée et que l’expression d’un contenu prime. Les fins divergent alors, si bien que l’artiste authentique ne trouve pas le producteur à la hauteur de son génie, tandis que le producteur sait trouver des pseudo-artistes qu’il façonne au besoin pour les mettre à la hauteur des objectif de croissance du spectacle.

On peut faire pousser des graines de star, on n’obtiendra au bout que des stars mais pas d’artistes. Ce n’est pas à partir d’un âne qu’on engendre un cheval. Tout au plus peut-on escompter un mulet. Et d’ailleurs si parmi les stars il en a une qui ne marche plus, le producteur saura utiliser un mulet, qui on le sait, désigne aussi la voiture de remplacement utilisée lors d’un grand prix de formule 1.

On décèle donc deux aspects dans le spectacle. Le premier, assez évident, concerne le trait mercantiliste de l’expression spectaculaire. La finalité (l’objectif) du producteur, c’est de réunir l’exécution du spectacle et les spectateurs, en utilisant tout ce que la technologie peut offrir comme outil performant. Ainsi, l’argent circule, mais l’argent sert aussi pour la représentation artistique. Ce n’est donc pas la monétarisation du spectacle qui le définit essentiellement et qui pose problème. Debord insiste pourtant sur ce trait et parle d’une occupation par le spectacle de la vie sociale. C’est vrai, mais n’est-ce pas là un effet de l’attitude désirante de l’homme qui vit avec manque (artificiellement renforcé) et qui cherche à le combler avec les produits disséminés par le système marchand?

Il y aurait trois valeurs pour les objets. Marx avait distingué la valeur d’échange, ajustée par les transactions entre offre et demande. Puis la valeur d’usage, bien aisée à cerner car l’objet est utilisé par l’individu dans une praxis finalisée (c’est le cas classique de la technique, analysée par Aristote, avec la fin que se donne le technicien). Enfin, on ne peut parler d’un troisième valeur mais plutôt d’un caractère fétiche de l’objet. Marx l’avait identifié, sans en faire un trait fondamental de sa doctrine économique, axée surtout sur les valeurs d’échange et d’usage. Car Marx restait pour une bonne part un classique que l’on rapprochait souvent d’Aristote. Le fétichisme de l’objet était donc compris comme une épiphénomène, une perversion humaine, sans que l’objet soit investi d’une puissance magique, comme le furent les amulettes et autre totem. Or, ce qui n’était qu’un épiphénomène est devenu un trait fondamental de notre société. Le spectacle est devenu magique sans être investi d’une puissance quelconque. Le système économique post-moderne est ordonné autour de trois valeurs, échange, usage et fétiche. La valeur fétiche est liée à l’intentionnalité du désir.

Le désir est un trait inhérent à l’homme, autant que la conscience réflexive. La vie en société a favorisé la genèse d’un homme spectral, double, fait de technique et d’éthique, de désirs et d’esprit. Le spectacle caractérise la société organique des hommes et des technologies formant un milieu quasi-contigu. Derrière la Citée du spectacle, on trouve des consciences. La Citée éthique des consciences ouvertes et chargées en contenu repose sur la substance éthique parvenue à un certain stade de développement en chaque homme, et ce, diversement, tant en degré qu’en contenus. La Cité éthique caractérise notamment les artistes et les esthètes. Platon décrivait déjà la Raison comme âme divine partageant avec Dieu l’attribut d’éternité (à côté de l’âme appétitive et de l‘âme vertueuse). Mais pour nous modernes, la réalité est un processus. C’est pourquoi on doit parler de la genèse d’une substance éthique en l’homme. Derrière la Citée spectaculaire règne la multitude des Citées éthiques, sortes de temples intérieurs de la conscience, temples privés bien entendu, hors d’une emprise technicienne simple mais pouvant être partiellement dévoilée.

La Cité éthique produit des contenus esthétiques, des Accords, des concepts, des intuitions. Elle est le lieu où le Bien et le mal montent en intensité. Le mal anthropologique dépend de la genèse de la substance éthique en l’homme. On sait son existence, on ne comprend pas très bien pourquoi il n’emporte pas avec lui l’homme qui y consent. Inutile d’invoquer un être maléfique supérieur comme Satan, voire un être supérieur mauvais luttant comme un être supérieur bon (doctrine de Mani).



On ne peut réduire notre civilisation à sa contrepartie spectaculaire. Tout n’est pas que spectacle, car tout n’est pas que désirs, tout n’est pas que corps, matière, technologie. La Vie éthique, bonne ou mauvaise, intense ou terne, créatrice ou désinvolte, intelligée, raisonnée, règne dans la Citée éthique et déborde dans le monde temporel et techno-cosmique, s’offrant aux regards, et perceptible aux consciences disponibles, tout en restant voilée à ceux qui filtrent le réel pour l’arraisonner dans leur calcul égoïque, suivant leurs désirs, visant leur propre intérêt ordonné autour de la rationalité utilitariste.

La distinction entre le deux Citées est universelle. Elle se décline sur l’axe du multiple. Elle s’exprime grâce à la subtilité d’un langage que l’on façonne poétiquement (le poète se réfléchissant dans les résonances du Logos) afin qu’il dévoile un réel plus profond que les apparences. Par exemple, on joue sur la différence entre donner une représentation et se donner en spectacle. Cette expression me plaît. Dans nombre d’émissions vulgaires, les maîtres de l’audimat nous proposent justement des vedettes qui se “donnent en spectacle”.

À la limite, le spectacle s’offre exclusivement à la subjectivité désirante. Il devient une mécanique destinée à faire rire, à produire cet effet que Bergson concevait comme du mécanique plaqué sur du réel. Mais dans ces show télévisé, le mécanique se substitue au réel. La vedette se donne en spectacle, s’offre aux désirs fétichisés, mesurant son efficacité avec l’intensité sonore du rire, dont le niveau est toujours acceptable car le producteur sait disposer dans le public quelques individus spécialistes du déclenchement hilarant se propageant dans un cercle qui, bien que réduit, fonctionne comme la foule. Dans l’idée de se donner en spectacle, la vedette médiatique coïncide avec le message. Le médium est le message, comme le disait Mac Luhan. La vedette n’a besoin que produire quelques vannes et postures mémorisées, et se donne en tant que telle, comme une créature mécanique qui n’a plus de contenus à donner, et d’ailleurs, elle n’est pas venu sur le plateau pour cela. Par sa présence, elle flatte l’animateur. Celui-ci augmente son capital médiatique, son compte en banque. La transaction n’est pas écrite, mais elle reste équitable car la vedette fait sa promo. À 500000 francs la minute de pub, faites le calcul!. Le spectacle en tant que tel, c’est-à-dire dont la fin est incluse dans le moyen (le médium), devient une diversion. Il faut dévier le conscience réflexive de ses préoccupations pour la polariser vers l’extérieur, pour disposer du sujet comme d’un spectateur qui contribue à faire du spectacle ce qu’il est par son essence ontologique, à savoir une interface.

Selon Debord, le spectacle scinde l’homme. De cette scission il en fait une interprétation idéologique, et croit que la partie du monde qui se donne en spectacle (ou en représentation comme l’exprime explicitement Debord) devient supérieure. Sans épuiser l’interprétation du spectacle, ce jugement est vrai. Nous le constatons tous, nous qui voyons dans les médias une caste d’individus apparaissant de manière récurrente et dont l’importance est largement surestimée par rapport celle des artistes de la contre-culture qui rament dans une société visqueuse qui refuse de les reconnaître.

Notions que l’importance démesurée de quelques individus remonte assez loin. Un sociologue comme Cazeneuve en avait fait le constat dès les années 1970.

Le spectacle produit une normativité sociale, avec des modes, des contours fluctuants, des transformations. On peut parler d’une genèse spontanée de normativité (processus d’auto-organisation), par opposition à la normativité que les systèmes autoritaires imposent. Ce n’est pas pour autant que le spectacle est démocratique (au sens noble). Le spectacle clôture le sens selon la logique des systèmes autopoïétiques. Il est un processus qui s’auto-entretient et qui exclus les dissonances, sauf celles qu’il peut récupérer pour renforcer la puissance de son processus. Si le pouvoir totalitaire impose un style unique, le spectacle propose ses styles, si bien qu’il est un totalitarisme chaud par opposition au totalitarisme froid du monstre étatique. Car en proposant les styles, il supprime le contenu de toute représentation, il égalise et ramène au même niveau le symbole, support des intuitions vraies et authentiques, du sacré, du religieux... Et va même au-delà puisque le spectacle est une profanation de l’Art, un acte de vandalisme contre le sens et la Vérité... réduction du sens à l’unique, alors que le sens est par essence le multiple transfigurée dans la Lumière infinie qui se diffracte au travers du prisme divin de l’artiste, celui-ci se chargeant de matérialiser cette Lumière différenciée en symboles et en Oeuvres.

Les récentes comédies musicales sont des fabrications plus spectaculaire qu’artistiques. Heidegger dirait qu’elles proviennent de fureur du commettre, dans l’urgence de l’éphémère. Il faut réaliser le produit tant que les désirs sont encore chauds, avant que les consommateurs aient oublié le récent succès de Notre Dame de Paris. On fait appel à des textes canoniques ou mythiques que l’on instrumentalise pour la cause. Et on aboutit aux plus belles impostures du spectacle, des productions composées par des philistins et exécutées par des techniciens de la représentation qui se montrent en spectacle, exécutant des figures montées en spectacle, assemblées, ce qui ne préjuge en rien de la qualité chorégraphique de la pièce.

D’une manière plus générale, le spectacle n’est qu’une des facettes du monde technique contemporain qui se présente comme un milieu technique doté d’une contiguïté croissante. Certains ont décelé une structuration en réseau, d’autres parlent de complexité socio-économique. L’opinion croit que ce mouvement est fatal. En réalité, c’est l’ordre des désirs qui se surajoutent pour mettre l’homme, à son insu, dans la situation de pièce assemblée dans ce milieu contigu. À travers son désir, c’est son essence technique qui est arraisonnée de telle manière que chacun de ses instants soit occupé, par le travail, les loisirs, la pratique sportive, le soucis de lui-même. Tandis que la sphère productive le mobilise, sous le contrôle des politiques qui ont inventé cette magnifique notion d’employabilité. L’homme employable n’est pas une personne mais une interface technique. Cet homme là doit fournir un CV qui doit être à l’image d’une notice technique, avec ses capacités d’exécution de tâches diverses. Être employable, c’est être compatible avec le système technologique contemporain, c’est rester connectable, faute de quoi on devient comme n’importe quel appareil, obsolète, mis au rebut, parfois recyclé par des centres de formation qui offrent des techniques de motivation, afin que cet homme redevienne une machine désirante, volontaire pour se réinsérer dans le milieu productif dont l’essence technique est le désir. Ce désir qui n’est autre que l’énergie efficiente de l’homme en prise avec le monde extérieur. L’homme est double, avec une intentionnalité de la conscience et une intentionnalité du désir.

C’est pourquoi on distingue l’artistique et le spectaculaire. L’artistique relève du spéculaire, s’offre à l’ad-miration. L’artiste est le Miroir de quelque chose, de ses fantasmes, ses aspirations ou bien de la société. Le spectaculaire joue plutôt sur les sens, il est une prise sur les sens. C’est du tape-à-l’oeil. L’expression est édifiante. On vie la sensualité plutôt que la spiritualité. Même la musique se complaît dans le tape-à-l’oeil. Elle se donne en spectacle à travers les clips et autres émissions de variétés, avec ses jeux de lumière pour mieux capter les regards, et donner à croire qu’il se passe quelque chose d’exceptionnel. Ce phénomène n’a rien de nouveau. L’excès d’images sert à masquer l’indigence artistique et la médiocrité des compositions musicales.

En un mot, l’artiste donne une représentation. Il est le médium au service d’un altérité qui n’est autre que le contenu de l’Oeuvre exécutée. Il s’efface devant le texte, devient invisible lorsque la parole ou la musique jaillit. Ainsi, si la différence entre les Citées technique et éthique reposent d’un point de vue ontologique, sur la différence entre substances ajustante et accordante, elle s’expriment, dans notre civilisation, sur la différence entre spectacle et Art. On se donne en spectacle pour rameuter les spectateurs, alors qu’on donne une représentation pour éclairer les consciences.



Dans un remarquable essai, Hermann Broch proposait une dénonciation critique des productions esthétiques qualifiées de tape-à-l’oeil. Cette notion dénote l’art de pacotille, platement sentimental, ou bien une pâle copie issue d’une utilisation par l’industrie des procédés du grand art. Ainsi, tout lecteur qui veut prolonger la critique de Debord devrait se pencher sur ce texte de Broch qui offre une vue complémentaire, en montrant notamment la frénésie marchande qui a investi le monde des productions esthétiques en Allemagne, jusque dans l’opéra, terrain où s’exprimèrent quelques génies avant le grand tournant technico-industriel de la fin du 19ème siècle. Les historiens de l’Art savent qu’en France aussi, des tendances de cette nature se sont développées. Rien de surprenant, l’homme est ontologiquement double, autant en France qu’en Allemagne et ailleurs. Et comme ces deux Nations ont accédé au stade technocosmique, elles ont produits des effets de même nature, par-delà les différences de styles et de Culture.

Parmi des effets, la genèse de la Citée spectaculaire se remarque. Avec des intuitions fulgurantes, Broch en a saisi les contours dans la sphère de l’Art. D’après ses intuitions esthético-éthiques, une fissure scinde le monde de l’Art en deux groupes principaux entre lesquels il n’y a pas de solution intermédiaire. D’un côté les oeuvres d’aspiration cosmique et de l’autre, des oeuvres de tape-à-l’oeil. D’où une interrogation de Broch sur la légitimité d’un des deux groupes à représenter l’époque. Y répondre reviendrait à développer un débat trop spécial pour figurer dans des pages. Je veux juste souligner que cette scission appuie encore et toujours la thèse du dédoublement en une Cité spectaculaire s’offrant aux désirs, et une Citée éthique s’offrant à la Vie spirituelle. Les études historiennes confirment que cette scission fut particulièrement marquée en Allemagne, traduisant une continuité entre le Reich unificateur de Bismarck et le Reich destructeur de Hitler. Heidegger affirmant qu’à cause d’un excès d’esthétique, nous nous interdisons la compréhension de l’essence de l’Art. Et quand l’esthétique se confond avec le politique, l’Art n’a plus aucune place, et pire, il est détruit.



L’Art est une représentation qui converti, qui permet la production d’une conscience réfléchie (c’est pourquoi les mouvement sectaires n’ont jamais produit d’art, car ils reposent sur l’absence de conscience réflexive des individus qui n’ont plus l’emprise sur eux-même). L’Art est ce qui fait l’unité d’un homme. Mais pas n’importe quelle unité puisqu’il s’agit de son unité éthique, liée à la Citée éthique. En ce sens, le spectacle produit une unité, factice dirions-nous, entre les individus démocratiques de la société. Le spectacle renvoie au milieu technique, à l’organicité, aux complémentarité interfaciales. L’artiste convoque l’esthète et lui propose un face-à-face. L’esthète s’oublie face à l’oeuvre, oublie pendant un instant sa petite personne, son petit moi, son petit ego pour se fondre dans l’admiration de la représentation artistique, pour éprouver ses contenus. Grâce à l’Art, la conscience de l’esthète grandit, devient Cité mystique, esthétique, musée intériorisé, riche de contenus, formes et images. L’Esprit est stylisé selon les époques.



Les trois ordres éthiques



La sociologie contemporaine observe la transformation du champ économique qui met en relation les individus désirants, les producteurs et les acquéreurs. L’économie est ce qui rend fluide les désirs. L’individu démocratique valse autour des objets, technologies multimédia, fêtes, parcs à thèmes. Le capitalisme est une structure financière reposant sur l’acte de différer les désirs pour investir dans la recherche de nouveaux produits. Mais à trop vouloir investir, le capitalisme s’enkyste et donc, il faut maintenir dans un état optimal l’énergie du désir, tout en régulant la solvabilité des individus. Je dis bien optimal car si le désir est trop puissant, le capitalisme s’asphyxie car cette fois, le taux d’investissement est trop faible. Le capitalisme se comprend alors comme l’optimisation d’un appareil productif dont la croissance est le pire des paramètres, à l’exclusion de tous les autres. Cela dit, le produire technique de l’homme n’a pas attendu le capitalisme moderne pour se manifester. Il a accompagné les âges de l’humanité sous la forme d’une Citée technique dont on connaît les stades successifs de transformation, ainsi que les productions qui en sont sorties.



À côté de cette Citée technico-économique se sont juxtaposé des ordres sociétaux dont les fins sont distinctes de celles poursuivies par le système marchand. Car l’homme ne se réduit pas à sa contrepartie technicienne et désirante. Une fois le désir assouvi, le manque advient et la conscience se trouble, à l’image d’un triste lendemain de fête. Et si on observe bien, on verra dans un coin quelques individus tout autant illuminés par la grâce. que dépourvus des attributs matériels conventionnels. La constitution métaphysique de l’homme explique la séparation de la société en secteurs dont les membres obéissent à des fins spécifiques. La société se scinde en corporations poursuivant des buts productifs et en ordres dont les fins ne sont pas matérielles.

Plutôt que d’ordres, on devrait parler de phratrie, ce terme étant préférable car dans le secteur de l’éthique, nombre d’individus ne sont pas rattachés à un ordre ou une organisation. Voici donc les trois phratries que l’on désigne comme éthiques



Les phratries religieuses accordent les hommes avec Dieu (si Dieu le veut ou le peut et si l’homme y consent). Le prêtre exerce le ministère de la communion.

Les phratries politiques accordent les hommes entre eux (si les hommes le veulent). Le politique exerce le ministère de l’administration et de l’ordre.

Les phratries artistiques accordent l’homme avec lui-même et avec l’Esprit de son Temps (si l’homme y est réceptif). L’artiste exerce le ministère des symboles et des contenus.



Une précision : je classe les philosophes avec les politiques lorsqu’ils sont engagés dans le social, et avec les artistes lorsqu’ils sont dégagés et distancialisés, oeuvrant comme d’authentiques savants. Quant aux scientifiques, seule une minorité sont des savants. Pour le dire sans hypocrisie, la grande majorité des scientifiques s’insèrent dans la classe technico-productive, voire administrative. Ils produisent des résultats empiriques ou bien des étudiants diplômés, et n’ont pas de rôle éthiques. (Le scientifique n’est pas un savant).



Ces trois ordres éthiques ont pour vocation de s’adresser à la Personne. Ils visent la conscience, le développement éthique, intellectuel et esthétique de l’homme (le développement spirituel). Ces ordres n’ont pas à répondre aux désirs, le système productif étant là pour s’en occuper. Il doivent aussi rester intègres et ne pas se dévoyer dans leur fins.

Ces trois ordres poursuivent des fins articulées mais distinctes, il est légitime qu’ils soient séparés. Ainsi, une société moderne se caractérise par la séparation de l’État et de l’Église, du politique et du religieux. Plus personne ne conteste ce principe en France, bien qu’il ne soit pas universel et que dans d’autres pays européens, pour des raisons culturelles et historiques, la situation soit différente. Les artistes ne sont pas organisés en partis ou en ordres. Ce sont des individus singuliers qui préfèrent le cercle comme lieu d’échange et de confrontation. Chacun est libre de sa prestation. Le principe de séparation du politique et de l’artistique se pose. Le débat est d’actualité. Les liens entre les artistes et le pouvoir sont ambigus, tandis que l’État culturel est mis en cause.



Un rapide survol de l’Histoire offre une vision claire de ce que furent des trois ordres éthiques, comment ils ont agi, se sont accordés ou désaccordés, ont suivi des voies droites ou se sont fourvoyés, voire dévoyés. Chaque ordre est assorti d’une praxis ayant pour fin de participer à la construction des Cités éthiques subjectives, c’est-à-dire les consciences. Celles-ci se chargent de contenus, diversifiés, à la mesure de la richesse de l’expérience humaine, avec ses rencontres, et notamment les rencontres avec les représentants de la Cité éthique objective (les trois phratries).

La praxis religieuse produit une Idée de Dieu, en principe accordée avec celle qui est forgée par les théologiens, (quoique la théologie soit bien éloignée du discours servi dans les messes, cette situation étant inhérente à la différence entre théologie spéculative et théologie pratique).

La praxis politique produit un ensemble d’Idées de la société, de la manière dont elle doit être organisée, gérée, et plus spécifiquement, elle produit une Idée transcendantale assez puissante, l’Idée du pouvoir et de l’ordre social (défilés militaires par exemple, les manifestations politiques ne manquent pas... Le pouvoir aime ainsi se signaler à l’encontre du gouverné, lui aussi se donne en spectacle). L’Idée de la Monarchie est foncièrement distincte de l’Idée républicaine. Les intellectuels engagés produisent eux aussi des Idées sur ce qu’est ou ce que doit être la bonne marche de la société, quitte à entrer en conflit contre les pouvoirs établis et leurs décisions. Ce fut également l’âge d’or des idéologies, entre disons 1900 et 1970, avec notamment l’immense controverse mettant face à face le marxisme et le libéralisme. En fait, en politique comme en religion, on voit apparaître une fracture entre la théorie politique et la pratique.

Enfin, les artistes (et philosophes) produisent aussi nombre d’Idées. Leur place s’est peu à peu éclaircie car pendant longtemps ils ont été au service de la religion, au Moyen Age notamment, puis au service du pouvoir politique. Leur émancipation est assez récente, elle remonte à la période romantique (je ne parle pas du monde antique dont le cas est très spécial). Que fait l’Art? Il édifie des représentations et véhicule des Idées sur les réalités qui nous entourent. L’artiste perçoit la Nature et les hommes d’une certaine manière, et tente de transmettre les contenus de son expérience éthico-esthétique, voire même intellectique puisque l’Art prend part à la Vérité. Les artistes donnent à voir ce que le pouvoir ne peut voir ou bien veut masquer. Il y a un humanisme dans l’Art moderne du fait même que l’artiste s’est dégagé du religieux et du politique.

Le pouvoir peut verser dans l’antihumanisme lorsqu’il met l’homme au service d’un principe souverain, la Nation ou l’Idéologie qui utilise et instrumentalise les individus. De même il y eut un antihumamisme dans le religieux qui pour mieux vénérer le Dieu souverain, rabaissait l’homme. L’Art donne à voir (avec la philosophie) ce que les autres ordres masquent, intentionnellement ou non.

Quelque exemples : les symbolistes de la fin du 19ème siècle ont peint des toiles empruntes de mysticisme, pour réveiller les consciences anesthésiées par le progrès industriel et scientifique ou bien manipulées par le positivisme. À cette époque, l’Idée de la femme est une des préoccupations majeures des artistes. Certaines toiles dévoilent un aspect vénéneux associé à la femme émancipée, fatale, dévorant l’homme (notons l’ambiguïté du sens, la femme émancipée pouvant être perçue comme une maîtresse, une éducatrice de l’homme, sorte de double féminin de Casanova, ou bien une menace pour l’ordre machiste). Les expressionnistes dévoilent la misère humaine, comme Beckham, ou bien la fascination de la grande ville, comme Félixmuller. Plus tard, les futuristes joueront avec l’Idée de vitesse, tandis qu’un Picasso fera naître l’Idée d’ambiguïté, en peignant des personnages éclatés aux multiples facettes. Je passe sous silence la littérature, tout en mentionnant les conclusions de Bakhtine décelant dans l’oeuvre de Dostoïevski une peinture d’Idées-type caractérisant des personnages aux traits spécifiques.



L’Histoire montre que ces trois ordres spirituels ont interféré, tout en marquant leur indépendance ou leur défiance. C’est sans doute l’un des traits de l’histoire occidentale que ce chassé-croisé entre ces ordres de souveraineté. Car dans chaque cas, un principe souverain est placé au-dessus et se légitime avec une hiérarchie dans l’architecture des Idées transcendantales. C’est d’ailleurs cette hiérarchie qui subordonne une praxis à l’autre. Et dans le cas inverse, il y a insubordination et déclaration d’indépendance prononcée par un ordre. Pour les religieux, Dieu est souverain. Les politiques peuvent bien faire accroire que c’est le peuple qui est souverain, c’est faux pour une part. En réalité, l’État est aussi souverain, et comme l’essence du pouvoir est dialectique, une société ayant pour principe la gouvernance du peuple doit se résoudre à admettre un conflit entre les gouvernés et les gouvernants. C’est la base même d’une société d’hommes libres. Mais une telle société est ingouvernable, toute action pouvant être neutralisée par une opposition, si bien qu’il faut instituer une démarcation et admettre une élection conférant aux gouvernants une légitimité à prendre des décisions. Dans les démocraties moderne, le vote joue ce rôle. Mais si la démocratie formelle peut concevoir la souveraineté du peuple ou plus précisément de la citoyenneté, la démocratie réelle ne pourra jamais échapper à sa condition d’exercice, à savoir un conflit permanent de souveraineté entre les citoyens et l’État. Ce conflit est en général surmonté, par l’application ou la ruse de la Raison, mais parfois, il se manifeste de manière plus ou moins violente.

Le principe souverain de l’Art est ancré dans la subjectivité artiste qui décide du contenu à exprimer, révéler, dévoiler, en soumettant les formes et le style à la souveraineté d’une Raison créatrice qui gouverne le monde des Images et des Idées. En mettant l’homme en situation, l’artiste permet l’accès de l’homme à sa souveraineté en le révélant à lui-même, tel qu’il est et qu’il n’est pas. L’homme est le résultat essentiel d’un Procès existentiel. L’artiste dévoile cette essence, ou bien celle d’un homme à venir qu’il anticipe prophétiquement. Ce fut le cas de Dostoïevski qui dépeignait d’inquiétants personnages possédés par les ténèbres et le pouvoir, des agités révolutionnaires, des princes habités par l’éthique mais impuissants à maîtriser les ambitions humaines qui dévoient les forces historiques.

Nietzsche était un artiste philosophe (pardon pour le pléonasme). Il avait façonné le surhomme, hyper-esthétique, résultat de son auto-Création et débordant d’énergie. L’homme esthétique décrit par Kierkegaard est aussi une construction esthétique. D’ailleurs, notre philosophe danois est connu pour avoir dépeint des situations de l’existence et pour être, avec Nietzsche, un prophète des “hyper-types” humains (opposés à l’homme de classe ou de masse).

On les a vu apparaître, ces hyper-types nietzschéens, partout en Europe, sortes de monstres esthétiques évoluant entre ombre et lumière, exerçant un magnétisme sur leurs contemporains. Certains se sont signalés au cours de la crise du début du 20ème siècle, à travers des écrits, produit par eux-même ou par d’autres (citons par exemple Cowley, Blavatsky, Papus, Peladan, Benn, Berdiaev, Ivanov, Blok, Chestov, Kafka, Tsevaeva... magnifiques illustrations pour une galerie ordonnée autour des métaphysiques démonique et christique) Après les années de normalisation politique (1948-1962) les personnages hyper-typés ont cette fois envahi le devant scène. Guy Debord, Andy Warhol, Philippe Garrel, Jean Eustache, Nico, Mick Jagger, Iggy Pop, David Bowie, Werner Fassbinder, Klaus Kinsky, Ingrid Caven, Karl Lagarfeld, Johnny Rotten (autre galerie, autre époque)... Au lecteur de compléter la liste...parmi lesquels on compte des morts précoces comme Jimmy Hendrix, Jim Morisson, des égarés comme Syd Barret, des repentis, car le chemin vers l’hyperesthétisme n’est pas exempt de dangers. Certains plongent, d’autres reculent, et quelques uns parviennent à se maîtriser, grâce à une sagesse hédoniste. Ces personnages ont donné une couleur à leur temps, ils sont devenus les icônes de nos musées imaginaires, en compagnie des toiles de Maître,



Juxtaposition des deux Citées dans le monde contemporain



La substance éthique (on pourra dire aussi substance christique) explique le devenir éthique de l’humanité. Je ne crois pas au matérialisme. Mon entendement saisit le Mystère comme un Attribut transcendantal expliquant ce qu’il y a de divin dans le devenir humain. Car le sujet n’est pas une substance mais un Procès.

L’humanité évolue dans deux Citées dont les fondements reposent sur un dualisme métaphysique. D’un côté une Citée technique faite des productions humaines, industrielles, technologiques, des communications de formes et autres informations. C’est aussi la Cité organisée par et autour des corps techniques, la Citée des interfaces entre individus, la Citée où s’échangent les biens, les services, les pratiques et les individus, où se mettent en évidence les désirs. Les besoins s‘affichent et les affiches créent des besoins artificiels. Le système marchandise propose des transactions pour satisfaire ces besoins, dans les limites de la solvabilité, et sous la gouverne des instances financières régulatrices.

À coté de la Cité technique règne la Cité éthique, scindée en deux réalités. D’une part, la Citée éthique subjective est constituée par l’ensemble des consciences, personnelles, plus ou moins accordées selon les dispositions que je viens d’esquisser, avec la participation de cette instance universelle, le Un au-delà des Miroirs, qui réfléchit tous les Miroirs sans être lui-même Miroir (ici, je pousse jusqu’aux limites le champ des spéculations). Il y a aussi la Cité éthique objective faite de dispositifs que l’on connaît bien : églises, temples, musées, théâtres, scènes, opéras, oeuvres, représentations, édifices divers, lieux de culte ou de réunion, praxis politique, artistique, religieuse. Ces praxis sont irréductibles au monde technico-productif. La Cité éthique coïncide de près avec la Culture, comprise comme les penseurs allemands du début du 20ème siècle qui distinguaient la Kultur comme production spirituelle et la Zivilisation comme production technique rationnelle (certains faisant usage de ce mot au service n’un nationalisme de pacotille visant à mettre l’Allemagne au rang de puissance culturelle face à une France technicienne et positiviste).

À cette époque (1900-1930), il y avait un gouffre important entre les deux Citées. La fracture était autant dans les consciences que dans la société. Comme quoi, la Cité éthique objective reflète avec plus ou moins de fidélité la Citée subjective. En guise d’exemple, on peut mentionner la situation des Professeurs d’Université qui en Allemagne, formaient une caste privilégiée et surtout, pratiquement coupée de la société industrieuse.

Après le grand tournant des années 1960, quelques vides ont été comblés. La Culture et la technique se sont rencontrées, on généré des produits hybrides qui ont leur raison d’être et qu’il ne faut pas mépriser. Les futuristes du début du siècle ont anticipé l’attitude des artistes contemporains vis-à-vis de la technologie. Sans oublier aussi les philosophes qui tentent de penser la Cité technique. Barthes et Deleuze bien sûr, puis de nombreux épigones plus ou moins talentueux.



La Citée éthique est de plus en plus imbriquée avec le monde technique, et ce, de tous les points de vue, dans tous les domaines. Si cette problématique est complexe, il faut la poser car elle renvoie à un ensemble de tendances lourdes du monde contemporain. Il est évident que l’ordre des désirs et des productions interfère avec l’ordre éthique. Heidegger avait émis l’hypothèse d’un juste rapport à la technique. Il faut suivre cette idée, en recadrant bien sûr le problème et ici, en posant la question d’une articulation entre la Citée technique et la Citée éthique. Une question vient spontanément à l’esprit de tout individu attentif au déroulement du monde contemporain : la Citée technique ne va-t-elle pas dissoudre (anesthésier, scléroser) la Citée éthique et emporter la Civilisation? Avec une alternative entre un effondrement chaotique, ou sans doute plus probable, un tournant totalitaire d’un type nouveau. J’avoue pour ma part que la réponse ne s’impose pas d’elle même. On ne connaît pas exactement l’état des désirs et l’état des consciences à l’échelle d’une société. On peut seulement porter un regard attentif, observer sélectivement quelques traits, suivre avec prudence ses intuitions. Quant à la philosophie, elle peut travailler avec le Concept et concevoir cette articulation entre Citée éthique et technique.



D’un point de vue socio-historique, on identifie clairement une série de problèmes assez classiques sur les rapports entre les ordres éthique et économiques, les attitudes éthiques et les comportements impulsifs, compulsifs, mus par les désirs ou les frustrations. Rapport à l’argent bien sûr, mais aussi configuration de la libido, du désirs de plaisirs, du plaisir qu’il y a à entretenir ses désirs, dans la limite de la frustration bien sûr, et donc dans le cadre où leur satisfaction peut-être escomptée dans un temps donné, qui statistiquement, se rétrécît de décennie en décennie.

Le capitalisme reposait à son origine sur le travail, l’épargne, l’investissement, et donc sur la capacité des individus à différer leur désirs de consommer. De nos jours, la situation est bien différente. Le temps s’est rétréci si bien que le système est capable de satisfaire de plus en plus vite les désirs consuméristes. Par ailleurs, la vitesse du profit est compatible avec la conception de l’investissement comme un jeu (en bourse) et non plus comme une activité précautionneuse et sérieuse (répondant de cette éthique bourgeoise protestante dégagée par Weber). Raccourcissement du temps, flux tendus, tout va vite, sans doute trop vite. La Cité technique est faite de processus mécaniques auto-organisés, de productions et de flux matériels/formels. La connectivité des interfaces économiques, structurées en réseaux, renforce la vitesse des flux. Et ce n’est là qu’un aspect de la Cité technique car le rapport entre l’homme (éthique) et le technocosme ne se réduit pas à sa contrepartie économique, faite de transactions. Il faut examiner le rapport de l’individu aux technologies, chercher l’essence de la Technique. Celle-ci définissant l’attitude essentielle de l’individu qui veut avoir prise sur le monde. L’acte consumériste n’étant qu’une des facettes de cette attitude.

La Cité technique est aussi une superstructure autour de laquelle les hommes tournent, dans laquelle les hommes s’échangent, se prêtent à des assemblages avec les technologies. Aux désirs de consommer s’ajoutent les nécessités de trouver un lieu de connection au système, pour extraire la monnaie qui fera de l’individu un être solvable, conditions sans laquelle on ne peut satisfaire ses besoins vitaux, fondamentaux (projets personnels), et bien sûr, artificiels. L’individu doit être responsable de sa capacité à s’assembler dans la Citée technique productive. C’est ce qu’on nomme avec le néologisme employabilité. Pour le cas échéant accuser le chômeur d‘avoir négligé de sa formation, d’avoir refusé de se mettre en configuration employable, d’opérateur performant directement connectable aux machines. Ce n’est plus la société entrepreneuriale qui propose du travail aux individus, en prenant en charge leur formation, mais l’individu qui s’offre comme opérateur, avec ses spécificités qui sont inscrites dans un CV. Celui-ci tend à ressembler à une notice technique d’un produit technologique mis sur le marché. Ainsi se construit la Cité technique productrice, faite d’assemblage de technologies et d’individus. Au sein même de l’entreprise, la transformation technologique se produit. C’est presque un lieu commun de le signaler, en rappelant que par technologie, on doit entendre un assemblage d’éléments fonctionnels connectés par des interfaces. Ces éléments pouvant être uniquement artificiels, ce sont alors des outils complexes. Dans un système économique, les outils technologiques sont assemblés aux hommes, techniciens, opérateurs...



On doit se demander ce que cette attitude technique produit à l’échelle d’une société. Quel type de société émerge? L’homme va-t-il verser dans une frénésie technique ou bien garder une distance et rester un individu éthique, réceptif à ce qui se passe dans le monde sans pour autant vampiriser le réel? Comment la substance éthique se développe-t-elle? Dans cette Citée technique, quels sont les rapports entre les individus? va-t-on vers le simulacre et l’artificiel ou conserve-t-on une authenticité? Il est nécessaire de se poser la question du rapport de l’homme avec cette Citée hypertechnique, et notamment de son évolution, de sa transformation. Penser le lien entre l’éthicité de l’homme et la technicité du monde. Que va devenir la Citée éthique subjective? Rapport de la conscience à l’Art, à l’Altérité, à la Vérité. Et puis la Citée éthique subjective, avec ses phratries de religieux, politiques, artistes et savants?



En première analyse, la Citée technique séduit à un point tel qu’elle fausse les praxis politiques et artistiques. Celles-ci se fourvoient ou bien se dévoient. Lorsque la politique sert la croissance, elle ajuste l’ordre économique à la satisfaction des désirs individuels en pleine expansion. Elle intervient en ajustant les individus au système, avec des législations sur le travail, des mesures de formation. Elle gère l’employabilité et souvent, fausse les règles du jeu économique par des aides directes ou bien déguisées sous la forme de la fiscalité. Lorsqu’elle intervient dans des problèmes techniques, elle répond aux inquiétudes des citoyens qu’elle essaye d’accorder avec la Citée technique. Pour cela, elle utilise les experts et les médias. Alors que d’autres individus dénoncent cette même Citée et désaccordent les citoyens avec le monde des technologies.

La politique a chuté dans la sphère technique, abandonnant peu à peu, sans s’en soucier outre mesure, son enracinement éthique. Répondre à l’attente du public, tel est l’impératif catégorique des politiques lorsqu’ils n’ont plus la ferveur intellectuelle pour débattre de questions authentiques. Et d’ailleurs, ils n’ont aucun intérêt à le faire car ils risqueraient de perdre leur place en déconcertant l’électeur moyen qui en règle générale, regarde comment on s’occupe de son petit univers, et ne s’occupe plus des orientations essentielles du monde. C’est du moins ce que pensent les politiques qui prennent les gens pour des égoïstes alors que les publicistes les considèrent comme des cons.

Cela dit, je fais un mauvais procès à la politique car il n’est pas vrai qu’elle n’est que gestion technique. En réalité, la Citée technique a fragmenté l’État qui est devenu ambivalent et bicéphale. D’une part l’État technicien, et d’autre part l’État éthicien. Un ministère de l’économie et des finances qui gère la croissance, et un ministère des affaires sociales, du travail qui, tente d’ouvrir la Citée économique à tous les citoyens. D’un côté Dominique Strauss-Kahn (débarqué pour raisons éthiques publiques) et de l’autre Martine Aubry (qui s’est débarquée elle-même pour des raisons éthiques personnelles).



C’est un lieu commun que de dénoncer la chute du monde de l’art dans le mercantilisme. Nombres d’artistes répondent aux désirs des consommateurs et perdent les exigences esthétiques, sans faire nécessairement des mauvais produits. Combien d’artistes de rock des années 1970 ont viré vers la production d’oeuvres standardisées, tandis que nombre d’entre-eux, et pas les moins talentueux, n’ont plus pu exercer leur métier d’artiste, éjectés par le règne de la standardisation esthétique.

Science et technique

La science moderne n’existe qu’après le 16ème siècle. Avant, l’étude de la nature était réservée aux philosophes et théologiens. Ce furent plutôt des penseurs qui essayaient d’accorder deux ordres de choses, leur intelligence pré-accordée, et un ensemble de faits devant tomber de l’Intellect (la Nature et les Écritures). La Raison n’étant qu’un outil pour exposer ce que l’Intellect entend. Au Moyen Age, les théologiens étaient des savants pluridisciplinaires. Ils traitaient la question de Dieu, à travers la foi et les Écritures, la place de l’homme et enfin, la Nature. Il ne pouvait y avoir de science contemporaine puisque la Nature n’était pas considérée comme un objet de connaissance accessible par l’empirisme rationnel. Personne n’avait l’idée de mesurer des phénomènes. Ce préjugé provient sans doute de plusieurs conjectures, et notamment d’une conclusion d’Aristote selon lequel les mathématiques n’ajoutent rien de plus à la connaissance du mouvement.

Les existants vivants étaient entendus comme créature par Dieu fondées sur des essences. Le savant s’accordait aux essences, puis usait du pouvoir analytique de l’Intellect pour établir des similitudes et des différences. Heidegger disait que la science avait perdu ses fondements métaphysiques. C’est inexact. Quand les savants avaient dans l’esprit les fondements métaphysiques du réel, la science moderne n’était pas inventée ni d’ailleurs possible. La technique était largement présente et contrairement à ce qu’une opinion prétend, la technique n’est pas issue de la science. C’est l’inverse, la science rendue possible par la technique, et aussi par un deuxième élément hétérogène : l’intelligence analytique et synthétique.

Pourquoi la science est née? Comment se situe-t-elle par rapport à la technique si on suppose qu’elle en diffère fondamentalement? Cela paraît pourtant simple, malgré des présupposés audacieux formulés par les premiers scientifiques et notamment Galilée. Prenons la technique telle qu’elle se présentait au Moyen Age. On connaît plusieurs de ses réalisations, comme les moulins à eau (hérités de la Rome finissante) ou bien les cathédrales. Ces constructions reposent sur un assemblage de matériaux avec un ordre et des proportions définies. Le principe est de passer du savoir au savoir-faire, de transférer un ensemble de règles connues, ordonnées logiquement et par la mesure, à la matière. On donne alors des proportions et des formes aux matériaux qui deviennent un édifice. La technique du Moyen Age ne diffère guère de la technique classique issue de la Grèce antique. L’hylémorphisme aristotélicien est de la partie. Les réalisations sont différentes car les motivations le sont. Les grecs n’étaient pas portés sur l’application du savoir au faire (ce qu’on désignerait de nos jours comme sciences appliquées). Un effet d’incubation plus long fait que les techniques médiévales sont plus élaborées que celle en vigueur dans le monde antique. Si les grecs étaient plutôt des penseurs, les médiévaux sont devenus des ingénieurs.

La science moderne repose sur l’usage d’une interface technique. Galilée utilise un chronomètre pour mesurer le temps de chute d’un corps, ou bien une lunette pour voir de plus près le cosmos. Ce qui diffère, c’est la configuration dialectique. La Nature et l’homme sont face à face. L’homme pose des questions, la Nature y répond en livrant des nombres car l’expérience est ce qui divise en proportion l’échelle de mesure de l’instrument étalonné qui en quelque sorte, fait office de photographe numérique. La Nature ne peut questionner l’homme, elle ne peut qu’être altérée par l’expérience. Ainsi, si la technique simple consiste à donner une forme à des matériaux, la science repose sur une technique utilisée dans le but que la Nature livre des informations à l’homme. Celle-ci est mise en situation de livrer ces informations.

La science moderne permet à l’homme de dialoguer avec une Nature qui ne parle pas. Selon Galilée, la Nature est écrite avec un langage mathématique, comme si Dieu avait assemblé les éléments selon des proportions calculées, ajustées, accordées, un peu à la manière des bâtisseurs de cathédrales, mais avec des pouvoirs et une Intelligence qui dépasse ce que l’homme peut concevoir. La science positive n’étudie pas la Nature telle qu’en elle-même mais l’interface qu’elle établit avec celle-ci. La chose-en-soi est évacuée. De nos jours, les scientifiques on oubliés cette configuration. En analysant de plus près la Nature, ils croient d’en rapprocher alors qu’il s’en éloignent peu à peu. À force de calculs et d’ajustements empiriques, le scientifique n’entend plus la Nature, et de plus, il atrophie son imaginaire spéculatif qui pourrait lui permettre un accès métaphysique aux fondements naturels. Au moment de la grande crise positiviste, vers 1880-1930, Husserl avait saisit ce problème, mais ne pouvait proposer une voie spéculative de dépassement de la science moderne.

La Nature se livre par la médiation des interfaces technologiques. Vouloir reconstruire la Nature à partir de ces éléments, c’est tenter de réassembler les signes logiques et mathématiques délivrés par ces interfaces. C’est un peu comme si on voulait reconstruire un individu en assemblant dans un ordre adéquat tous les mots qu’il a bien pu exprimer dans des situations existentielles distinctes, en oubliant le corps, la pensée, les émotions.



Descartes fut autant métaphysicien que scientifique, il annonce une différence entre l’étendu et la pensée, ce qu’on peut comprendre comme une distinction entre les accords de la pensées et les ajustements d’une étendue qui n’apparaît pas encore comme un milieu technique. Enfin, si Galilée avait envisagé une Nature écrite avec des mathématiques, Newton établit les principes de la physique mathématique en exposant la méthode inductive. Celle-ci permet le transfert des données issues de l’interface empirique vers la représentation. Et comme on peut s’en douter, les résultats empiriques n’ont pas le même statut que les représentations. (i) Les premiers sont le fruit d’une expérience mesurante, et possèdent une double origine, car ils sont issus d’une complicité interactive homme/interface-Nature. (ii) Les représentations sont, comme le dira Kant, de pures représentations a priori. L’homme peut s’inspirer de la nature pour les élaborer, mais elles ne sont pas dans la Nature. Elles semblent adhérer aux résultats empiriques. Elles collent tellement bien qu’on pourrait s’imaginer qu’un transfert a lieu, depuis l’interface vers la représentation, comme si la représentation était déjà inscrite dans l’expérience et que la pensée rationnelle critique pouvait l’extraire. Galilée succomba à cette illusion consécutive à la ruse de la technique transformée en piège pour l’entendement. Il croyait que la Nature est écrite en langage mathématiques. À charge alors au physicien de “faire parler la Nature”. Or, ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Newton le premier a établi le schéma causal de l’induction. Puis Kant a compris que les représentations, même si elles adhèrent au réel, sont issues de la pensée, quant bien même cette pensée serait guidée par l’expérience.

La pensée s’accorde où bien s’ajuste aux faits. Mais une chose est sûre, l’origine substantielle, ontologique si on veut, de la représentation, n’est pas dans l’expérience mais dans le sujet. Pour répondre à Galilée, on peut suggérer que la Nature est faite d’une substance technique et donc, se présente comme des éléments assemblés doté de proportions, mais que c’est l’homme qui crée les formules mathématiques censées réfléchir ces proportions. Ainsi, est sûr que la science n’est pas uniquement faite de technique puisque la subjectivité pensante (avec l’Intellect) est mise à contribution et s’exerce dans la praxis tel un circuit autonome qui effectue des va-et-vient avec l’hétéronomie empirique.

La subjectivité du savant est donc double (car le savant est un homme, qui plus est, un homme qui pense). On aurait tendance à l’oublier. Et pourtant les Duhem et autres Bachelard en ont saisi quelques contours. Entendons ce propos : “Lorsqu’un physicien fait une expérience, deux représentations bien distinctes de l’instrument sur lequel il opère occupent simultanément son esprit ; l’une est l’image de l’instrument concret qu’il manipule en réalité, l’autre est un type schématique du même instrument construit au moyen de symboles fournis par les théories ; et c’est sur cet instrument idéal et symbolique qu’il raisonne, c’est à lui qu’il applique les lois et les formules de la physiques.” (Duhem, La théorie physique, p. 235). Ainsi, le savant mobilise deux subjectivités ou bien une subjectivité dotée d’une double intentionnalité. L’image ajustée de l’instrument est une représentation appliquée destinée à manipuler comme il faut les commandes, tout en suivant les écrans et les résultats. L’autre subjectivité renvoie à l’entendement des philosophes classiques, entendement sur lequel prend place la raison qui essaye de faire tourner dans l’esprit les représentations possibles. La subjectivité est double, empirique sur un côté elle suit les machines et s’y adaptes, pensante sur un autre côté, elle produit a priori des symboles qu’elle manipule de manière indépendante, tout en cherchant des accords avec le monde empirique. L’intelligence se dédouble en une intelligence technico-pratique ajustée au monde empirique avec ses objets et autres technologie et une intelligence spirituelle, purement intellectique, douée d’une liberté de mouvoir des symboles-Idées, de concevoir, d’imaginer. Depuis que la science est née, les découvertes importantes doivent être mises sur le compte de cette intelligence pensante qui fonctionne de concert avec l’intelligence technicienne. Double intentionnalité, désirante et pensante, technique et esthétique, corps et esprit...

La subjectivité esthétique renvoie à l’Art mais aussi à la science car le processus mis en jeu concerne cette essence non technique dont le propre est de jouer sur les accords. Un savant crée et manipule dans son esprit les représentations comme un artiste qui voit en images ce qu’il va peindre.

Artistes et savants désaccordés dans la Citée éthique

Les premiers scientifiques modernes se situaient dans une même posture que les artistes, en poursuivant des buts différents et observant des règles spécifiques à leur praxis. Leur attitude commune consistait à jouer sur des accords personnels pour élaborer des expressions spéciales (ce que revendiquèrent notamment les peintres maniéristes). Les artistes vont exprimer la perspective tandis que les scientifiques vont changer de perspective et exprimer des représentations nouvelles du cosmos.

Le propre des hommes qui se fient à leur propre accord, c’est de prendre le risque de se désaccorder avec les représentations, les oeuvres auxquelles adhèrent le nombre des individus ayant accès à la Culture de leur temps, tout en exerçant un pouvoir ou une influence sur leurs contemporains. Être artiste c’est prendre le risque de déconcerter. L’Histoire de l’Art offre un point de vue remarquable sur les différentes époques, et la manière dont elles sont appréhendées par les contemporains, avec des discordes ayant valeur de sens. Les métamorphoses de l’Esprit sont alors dévoilées au travers de ces schismes esthétiques.

Cette prise de risque est présente chez les savants modernes. Galilée eut l’occasion d’en faire les frais. Il avait osé changer la place des corps célestes, et ce faisant, il avait jeté le trouble dans l’esprit des autres savants qui étaient les théologiens, en relation avec les dignitaires de l’Église, celle-ci ayant part à l’exécutif politique de l’époque. L’affaire Galilée n’est pas seulement une querelle scientifique ou théologique mais aussi une affaire politique. Le pouvoir politique prend en charge l’accord des hommes, et quand ce n’est pas le cas, il s’efforce d’arbitrer les discordes, quitte à assurer à chacun son droit à la différence. C’est ce qui se passe dans nos démocraties mais du temps de Galilée, le pouvoir cherchait à ramener les voix discordantes vers l’adhésion monocorde à la vérité unique. Car pour l’esprit humain, les règles du psychisme font que l’on recherche la sûreté et l’accord et que l’on fuit le trouble. L’homme en général préfère avancer dans la lueur du faux que dans le brouillard qui conduit vers une vérité plus profonde et éclatante. Quand une vérité est trouvée, le savant jette parfois le trouble en exposant ses nouvelles représentations. Ce faisant, il parvient à instruire quelques uns, dont le nombre s’accroit au fil des générations, mais de son temps, il inquiète ou agace le plus grand nombre.

Le statut social du savant chemine avec celui de l’artiste pendant une période qui mène de Kepler à la Révolution française puis à la révolution industrielle, soit environ deux siècles. À partir de 1830, le savant s’intègre peu à peu au pouvoir politique. Certains comme Saint Simon ont même envisagé une Nation dirigée par les savants, au moment d’ailleurs où les savants disparaissent au profit des scientifiques. De plus, le schisme entre science et philosophie commence à se dessiner. Bientôt finie la double appartenance des savants au champ de la science et de la philosophie? Pas sûr, mais sûrement une tendance lourde de la Modernité.

À partir de la Renaissance, nombre de savants furent en disgrâce auprès des pouvoirs politiques (qu’ils soient religieux ou laïques). Giordano Bruno et Galilée, mais aussi plus tardivement, Darwin. La controverse sur l’évolution est une affaire politique entre les pouvoirs ecclésiaux et un savant audacieux qui conçoit l’homme comme le résultat d’un processus évolutif, ce qui ne laisse plus beaucoup de place au créateur de la Genèse. Les Églises se sont inquiétées et ont cherché à neutraliser l’influence du darwinisme, plutôt que de spéculer sur la place de Dieu. .

Les imbrications entre Savoir et Pouvoir sont bien connues. Il ne faut plus se limiter aux constatations positives et entrer au coeur de la substance éthique. On dit bien moral des troupes, on peut aussi dire motivation des ouailles, mobilisation des peuples. Le savoir est comme une mélodie qui lorsqu’elle est exécutée, va accorder les “instruments spirituels” des hommes et leur donner une force de l’esprit lorsque les accords sont clairs, d’où l’importance de mettre à l’écart les dissonances, les voix discordantes. Lorsque le trouble est présent, les hommes doutent et ne sont plus motivés. Cela donne des complexes spirituels, sorte de noeuds inextricables équivalents aux complexes freudiens, mais situés à un autre niveau, celui qui fait sens, organise non pas les désirs, mais les aspirations sociales subordonnées aux représentations que se donnent les hommes. Substance éthique donc.

Les pouvoirs politiques modernes ont pu encadrer sans trop de difficultés les scientifiques, certains étant d’ailleurs complices pour jouir du certain pouvoir. La rébellion spirituelle a été le fait des artistes. Si quelques uns ont suivi le même chemin que les savants, d’autres se sont affranchis, se sont sacrifiés sur l’autel de l’inspiration, tout en se condamnant face au tribunal de la société des gens de cours et de culture.



Le sort d’un savant est comme celui de tout individu qui accède à un niveau intellectuel-spirituel et possède des moyens d’action dans le champ social. Trois possibilités s’offrent à lui. (1) Il s’offre à l’utilité, et entre dans la sphère productive moyennant un contrat économique lui permettant de parfaire une situation matérielles confortable. C’est alors le savoir-faire qui prime, l’agilité technique, l’opportunisme du bricoleur, bref, toutes les valeurs qui ont caractérisé le capitaine d’industrie. (2) Il s’instrumentalise et offre ses services au pouvoir, en participant à la politique, à la construction de la société, à l’instruction publique. Ce n’est plus le savoir faire, mais le faire-savoir qui prime. Dans la situation précédente, l’intelligence est mise au service de la technique, alors que le savant de l’Empire ou de la République se sert de la technique (discours, pédagogie...) pour transmettre un savoir et un pouvoir. Certains préfèrent le savoir et deviennent secrétaires des académies officielles, d’autre préfèrent le pouvoir et finissent des les cabinets ministériels, et même Ministre. (3) Il y a enfin le savant inspiré, qui suit un idéal en risquant d’être sur la touche, voire emprisonné s’il ne s’accorde pas aux vues officielles dans un régime autoritaire.

(1) La série des capitaines d’industrie est très longue, surtout au 19ème siècle, avec ses ingénieurs qui comme Krupp ou Peugeot, construiront des empires industriels. Une mention particulière pour Edison, génial inventeur. Enfin, mentionnons par exemple Roland Moreno, inventeur de la cartes à puce, ou encore Steve Jobs, constructeur des premiers ordinateurs domestiques.

(2) Parmi les savants ayant suivi l’orbe du pouvoir, on citera Berthelot, chimiste en vue de la troisième république, brillant politicien et enfin, locataire ad eternam d’une sépulture au Panthéon, avec son épouse. La cinquième République connaît aussi nombre de savants entrés en politique. Le plus récent, mais aussi controversé, n’est autre que Claude Allègre.

(3) Les savants au “destin d’artiste” sont légion, mais le plus souvent inconnus car lorsqu’on suit sa voie personnelle, on risque de finir dans l’anonymat et de rejoindre le destin des moines, ascètes et asociaux. L’époque romantique a connu un de ses brillants savants, sans doute trop inspirés pour s’accorder aux membres des académies du savoir. Un certain Hoëné Wronsky est tombé dans l’oubli, malgré ses dizaines d’ouvrages aux tirages confidentiels, certains n’étant même pas disponibles à la bibliothèque de France. Les férus de littérature savent qu’il inspira à Balzac l’un de ses personnages de roman.

Einstein fait figure de savant authentique ayant suivi sa propre voie en accordant son entendement à l’univers. Sa pensée du cosmos fit l’objet de théories qui au début, ne furent pas acceptées malgré leur évidence. La reconnaissance fut néanmoins assez rapide tout en étant ambiguë, pour preuve un prix Nobel récompensant le découvreur de l’effet photo-électrique, alors que la théorie de la relativité eut des implications plus grandes. À côté de cette éclatante réussite, il y a les cas, beaucoup plus nombreux, de savants qui restent dans la marginalité et qui ne sont pas pris au sérieux, pour de bonnes ou mauvaises raison. Fritjof Capra par exemple ou bien Rupert Sheldrake sont très mal considérés dans les milieux officiels car leurs travaux ne suivent pas le cadre de la rationalité instrumentale. Ils participent au développement de la science spéculative, cherchent des principes métaphysiques comme Sheldrake, ou des accords entre science et philosophie comme Capra. On a affaire à d’authentiques savants dont le tort est de ne pas participer aux progrès scientifiques encadrés par les technologies et les grandes institutions, et surtout, de prendre des risques théoriques sans avoir des appuis empiriques et institutionnels. Même dans le champ empirique, certains sont déconsidérés, comme Yves Rocard qui étudia les phénomènes cosmotelluriques, ou encore ceux qui étudient l’effet Kirlian par une méthode on ne peut plus rigoureuse, ou enfin Jacques Benvéniste et ses recherches sur la mémoire de l’eau. Ainsi va le progrès de l’esprit, franchissant les obstacles naturels tout autant que les obstructions issues de la nature humaine.

Le monde des artistes suit également cette fragmentation tripartite (dont je rappelle qu’elle est universelle, déjà visible dans l’idéologie trifonctionnelle védique, puis dans les développements des sociétés. Et s’il en est ainsi, c’est en raison d’une constitution métaphysique précise du réel et de l’homme)

(1) L’artiste qui rejoint la sphère productive reste en fait ce qu’il fut, un artisan. Il est décorateur, architecte, ébéniste... au 19ème siècle. Dans notre monde contemporain, les artistes qui s’offrent à l’utilité technicienne sont les publicitaires et les designers. Mais un artiste qui sacrifie son talent aux objectifs économiques est-il encore un artiste, ou bien un technicien de l’esthétique?

(2) Parmi les artistes, un grand nombre et non des moindre, ont été au service du pouvoir et se sont instrumentalisés, en connaissance de cause ou à leur insu, non sans une certains ambiguïté. Racine et Molière bien sûr au 17ème siècle. Avec Voltaire, l’artiste commence à s’émanciper et à s’auto-instrumentaliser, mettant son art au service de son propre pouvoir. Plus récemment, les artistes instrumentalisés sont ceux qui sont en phase avec le pouvoir, accordés en quelque sorte. Disons qu’il sont récupérés plus qu’enrôlés. Peu d’entre eux ont exercé des responsabilités politiques (les Vaclav Havel, George Semprun, Mélina Mercouri sont des exceptions, en compagnie de Malraux.

On connaît pas mal d’artistes en phase avec les sphères politiques, Boulez, Buren... architectes, chefs d’orchestre, plasticiens, producteurs d’art conceptuel... Actuellement, on ne sait plus qui instrumentalise l’autre, l’artiste ou le politique? Ce n’est pas important, sauf si on veut enquêter avec précision sur l’architecture des pouvoirs. On note alors que les systèmes totalitaires instrumentalisent l’art, tout comme les Romains ont instrumentalisé la religion. Et ces mêmes systèmes détruisent l’art et les artistes qui n’entrent pas dans le schéma culturel qu’ils jugent conforme au bien social. Un art officiel est alors servi en pâture aux masses qui n’en demandent pas tant...et aux élites qui en redemandent pour se rassurer sur leur importance exceptionnelle...

(3) Les artistes du monde contemporain méritant cette qualification sont ceux dont la conscience esthétique est souveraine, tandis que la force de l’inspiration les pousse vers la création par delà les difficultés matérielles et la distance sociale. L’Histoire connaît quelques lieux mythiques, patrie des artistes, Montmartre, Montparnasse, Barbizon, Weimar... chaque décennie voit naître son cortège de génies créateurs. Dans les années 20, dada, la bohème. Les années 30 et le surréalisme, les années 50, Saint Germain, entre jazz et existentialisme, mais aussi New York et la beat génération, puis Warhol et le Velvet Underground dans les années 60. Nouvelles musiques, nouveau roman, voix discordantes, accords surprenants. L’âge d’or se poursuit encore quelques années, le temps voir naître le rock dans toutes ses manifestations fulgurantes. Soft Machine et l’école de Canterbury, rock électronique, jazzy fusion, quelque part en France, Heldon, Zao et Magma, puis rock médiéval à Belfort et ses Anges, on passe à Terry Riley et Philip Glass outre-atlantique pour un détour dans la musique répétitive. Berlin et Cologne, le krautrock allemand. N’oublions pas le space rock, Hawkwind, le progressif, Yes, Genesis, King Crimson, Van der Graaf, puis revenons sur du rock plus classique, Beach Boy en Californie, Jefferson, Dead... on file vers quelques chose de plus déjanté, avec le prophète Zappa... et on revient à du néoclassique, Hendrix, Led Zeppelin... bon... je m’essouffle, j’en oublie... peu importe, la liste est édifiante, l’Art ne s’est jamais aussi bien porté que dans cette période située entre 1962 et 1976. Parmi ces artistes, peu on été instrumentalisés par les pouvoirs, et si certains se sont dévoyés dans la sphère économique, la plupart doivent leur existence grâce à ces moyens techniques modernes qui leur ont offert les possibilités d’expression, et aussi de diffusion. Le reste relève de l’inspiration et de la persévérance sans laquelle il n’est pas d’expression artistique.

Art et science scindés par la dualité substantielle

L’attitude artiste n’est pas seulement réservée à celui qui crée des oeuvres. Elle est universelle et accessible à des degrés variables. Être artiste, c’est être souverain et s’affranchir de l’attitude technique qui aliène l’individu en stimulant plus que nécessaire l’énergie désirante. Il faut aussi s’affranchir d’un excès de posture martiale. Lorsqu’on parvient au stade artiste, on prend conscience qu’on est l’instrument de causes qui nous dépassent. Tout dépend alors quelles causes on choisit et comment on gère le pouvoir et l’instrumentalisation. L’artiste doit donc s’incarner et se désincarcérer du milieu technico-économique, ne pas succomber aux sirènes de l’argent, des bas instincts, mais aussi se désengager du système du pouvoir, en restant souverain, maître de son exécution, de son contenu car c’est l’essentiel pour un créateur que d’être un instrument capable d’exécuter l’Oeuvre dont la partition est dans le contenu de la pensée créatrice et dont la destination est le monde des formes positives, exprimées objectalement.

Ces dispositions générales n’expliquent pas la création de l’oeuvre d’Art, ni le mystère que la conscience ressent à son contact. Ces phénomènes reposent sur la substance éthique qui rend possible une pensée créatrice en résonance avec, son époque, et ceux qui en seront les récepteurs. Un sens, un accord intersubjectif, une entente commune, voilà comment s’ordonnent les consciences autour de la création esthétique. Dans la Critique de la faculté de juger, Kant avait tenté de penser cette question de l’intersubjectivité, en posant le problème au niveau esthétique. Bien que ce texte soit admirable et fulgurant, il ne dit rien sur les conditions de réalisation de l’accord intersubjectif. Que ce soit possible et repose sur des condition a priori, est une hypothèse tout à fait raisonnable, mais passer du possible au réel, c’est une question d’une toute autre envergure, et peut être même pas une question philosophique... Ce serait une station de l’existence, quand la conscience entend les résonances mystérieuses par delà l’espace et les siècles, et reconnaît que l’Absolu laisse son empreinte...

Comment fonctionne le processus créateur, quelle est la part du monde extérieur et celle de la subjectivité artiste, comment la technique s’articule-t-elle, comment la conscience, l’expérience, va-t-elle s’insérer dans ce processus médiatisé par la pensée créatrice? En posant ces questions, je tourne autour du doublet empirisme métaphysique, monde et subjectivité (Foucault parlait du doublet empirico-transcendantal). La question n’est pas simple, car le rapport du sujet au monde peut se faire doublement, par le corps, c’est-à-dire l’essence technique/désirante, et par la conscience, c’est-à-dire l’essence éthique. Et puis il y a le rapport sous forme de langage, avec la sensualité des mots et leur sens qui renvoie à l’Intellect.

Dans Idea, Panovsky expose les interrogations des théoriciens de l’Art au cours d’une période limitée mais riche, située entre le Moyen Age et le Classique. Ceux-ci se sont toujours demandés quelle est la part de la Nature et de la subjectivité artiste dans la genèse des Idées se produisant dans l’esprit des créateurs humains. Le Moyen Age invoque l’existence d’un Créateur divin, souverain sur les Idées que l’esprit humain peut contempler sans contribuer à leur genèse. Puis l’Idée apparaîtra à la Renaissance comme une “forme spirituelle” qui se forme dans l’Intellect. Le peintre Frederico Zuccari, contemporain de Kepler et Galilée, publie en 1607 un ouvrage décisif sur cette question des Idées qui naissent dans l’esprit du peintre et et s’expriment dans l’oeuvre exécutée.

Selon Panovsky, cette thèse fondamentale est déjà en incubation à la Renaissance, puis sera exposée avec une pertinence spéculative par Zuccari, peintre maniériste. Ces images intérieures (Idées) dont le peintre se sert constituent un contenu, et ce contenu élève l’homme au stade divin car lui aussi peut se permettre de créer comme Dieu un cosmos esthétique tout autant qu’intelligible. Zuccari insiste avec force sur l’Idée comme contenu, et non pas comme fonction de la représentation. L’homme rivalise ainsi avec Dieu qui lorsqu’il crée les existants, dessine au-dehors en traçant une copie intérieure lui servant de modèle. Cette conception de Dieu est propre à la scolastique d’un saint Thomas, elle est reprise par Zuccari qui transpose alors le geste du Créateur dans l’activité de la subjectivité artiste qui est évidemment dédoublée.

L’homme devient ainsi à l’image un créateur, un être capable de peindre et construire extérieurement un monde terrestre spécifique en se faisant intérieurement une représentation intellectuelle et esthétique de ce monde. La subjectivité artiste du maniériste dit alors : au monde naturel se surajoute mon monde créé par mon activité artistique et à la représentation du monde naturel s’ajoute dans mon esprit une représentation qui m’est propre. Cela dit, Dieu reste quand même celui qui a l’exclusivité toutes les représentations et leur Idées parfaites, alors que l’artiste n’a que des représentations partielles, qui de plus sont de basse extraction car elles proviennent des sens.

Les artistes du 16ème siècles ont dans un certains sens anticipé sur des problèmes fondamentaux débattus par la philosophie des sciences du 17ème siècle, de Galilée à Newton, puis enfin Kant. L’une de ces questions concerne l’induction, non pas de la mesure quantitative vers la théorie, mais de l’expérience des sens vers la production des Idées dans l’esprit. Panovsky glisse dans son analyse quelques formulations kantiennes, en interprétant Zucarri comme un authentique critique de l’art, c’est-à-dire comme un théoricien de la possibilité de la représentation artistique. L’Art n’a pas pour vocation de faire une simple copie de la nature, il est représentation et en ce sens, il est l’expression d’un contenu. Il faut donc élucider comment on passe des sens aux Idées. La question est résolue selon le schéma universel du doublet empirico-métaphysique. Les sens ne peuvent immédiatement se transformer en Idées et celle-ci ont un statut non empirique, a priori. Cependant, l’a priori n’a pas la même signification que dans la Critique kantienne, car il est défini positivement comme un don intérieur de la grâce divine, voire même un émanation de l’Intelligence divine dans l’esprit humain (Chez Kant, a priori signifie non empirique, ou plus généralement, ce qui ne peut trouver son fondement à partir de l’expérience seule).

Cela établi, il faut comprendre les exigences associées à la représentation artistique. La science possède, elle, ses critères qui sont l’accord ou à défaut l’ajustement, l’exactitude entre le modèle et l’expérience. À l’époque de Zuccari, on exigeait de l’Art qu’il soit l’expression du Beau, et la question fondamentale concernait l’accord entre le beau qui vient des sens lorsqu’ils observent la Nature, et le Beau dans la contemplation des Idées contenus dans la représentation subjective de l’artiste. Pour nous autres contemporain, cette question n’est plus d’actualité, pour ne pas dire qu’elle est archaïque et incongrue.

À l’époque maniériste, deux possibilités rivalisaient. Zuccari pensait en scolastique, voyait la nature comme entachée d’imperfection car soumise à l’inertie de la matière. L’artiste se devait alors de recréer les formes intentionnelles idéales, comme s’il s’accordait avec la pensée de Dieu. Ainsi, les Idées du sujet émises pour exprimer la nature sont plus proche de la perfection et donc de celle que Dieu a dessiné au dedans comme modèle pour créer la Nature, tandis que par les caprices de la matière, les formes naturelles se sont dégradées si bien qu’elles sont imparfaites. Si cet objectif est possible, c’est que Dieu accorde ses propres Idées avec celles du peintres qui sont alors produite par la grâce divine, tout en étant ajustée au formes naturelle par la médiation de l’expérience sensible qui vise tel ou tel existant. La subjectivité éthique et esthétique est donc plus proche de la perfection divine car Dieu peut y effuser sa grâce. La matière (le corps) est quant à elle une substance imparfaite, soumise à la génération et corruption comme le disait Aristote (ou plutôt une substance technique, soumise aux causes efficientes, qui peuvent assembler mais aussi désassembler, désajuster, et pour le dire d’un manière contemporaine, soumise à la dispersion entropique associée à la flèche du temps physique).

À la thèse scolastique (et néo-scolatisque de Zuccari), Panovsky oppose celle Giovanni Paolo Lomazzo publiée auparavant en 1590, et inscrite dans une perspective néoplatonicienne. La spéculation de Zuccari institue un gouffre entre l’imperfection de la matière et la perfection des Idées. Il n’y a pas de transmission possible depuis l’ordre des sens vers l’ordre des Idées. Or, selon Lomazzo, l’ordre naturel des choses doit être pensé en accord avec Platon, c’est-à-dire en admettant que le sensible, s’il est irréductible au Vrai et au Bien, possède néanmoins quelque chose de commun avec le Beau, et donc si ordre commun il y a, c’est qu’il se produit une communication. Ainsi, la matière est moins capricieuse et plus docile, elle reçoit l’impression des Idées comme si elle était déjà préformée, ajustée voire accordée pour le faire. Si les Idées du cosmos se communiquent à la matière, c’est donc que la Nature peut, avec ses proportions accordées et ajustées, communiquer avec l’esprit du peintre et induire par résonance (accordante) les Idées parfaites. Comment comprendre alors ce différent?

En fait, son origine provient d’une double focalisation de la conscience. Soit on se tourne vers l’ordre naturaliste, lucrécien peut-on dire, et on voit la matière comme entachée d’imperfection, soumise au caprices, avec ses éléments se déchaînant occasionnellement, avec ses corps déformés, soumis à la putréfaction lorsque l’âme s’en retourne. Mais on a aussi la possibilité de se focaliser sur l’ordre cosmologique, et là, on constante la régularité la plus parfaites car le propre du cosmos est d’être accordé (par des instances métaphysiques). Figures géométriques parfaites d’un coté, et de l’autre, ordre de succession dans le mouvement, la genèse et la corruption. Ce dualisme n’a rien de surprenant, puisqu’il remonte à Aristote qui avait scindé le monde entre un cosmos supralunaire parfaitement ordonné et un cosmos sublunaire soumis à la corruption. Zucarri adopte une conviction scolastique-aristotélicienne, tandis que Lomazzo se base sur un modèle cosmologique qu’il fait redescendre sur terre. Mais pour expliquer l’imperfection des choses naturelles, Lomazzo construit un schéma spéculatif faisant appel à trois miroirs de différentes qualités, réfléchissant une beauté émanée de la face divine. Le miroir le plus parfait se réfléchit dans les anges où il provoque la vision immédiate des corps célestes comme pures Idées. En l’homme, un deuxième miroir fait naître les Idées de la pensée ordonnée par la raison. Dans la Nature, un troisième miroir imparfait communique images et formes dans la substance des corps. Et le tour est joué, sans être définitif (tandis que l’opposition persiste, jusque dans les temps les plus récents puisque le schisme fut réactualisé par Ylia Prigogine, qui distinguait une physique de l’être, cosmologique, platonicienne, et une physique statistique, chaotique, sublunaire, du devenir).

Dans le contexte découlant de la révolution maniériste, la découverte de Galilée prend un sens très éminent. Galilée mesure la chute des corps. Il s’aperçoit que cette inertie propre à la matière se déplace selon un ordre proportionné (au temps). Le monde sublunaire n’est donc pas uniquement réductible à une matière capricieuse puisque devant nos yeux, ce corps inerte s’ajuste aux proportions découpées par le chronomètre. Mais une Nature qui s’ajuste mathématiquement n’est pas forcément une Nature qui s’accorde à l’entendement esthétique, et donc, ce que la science découvre avec la physique mathématique reste étranger à la question du Beau. La matière n’est proportionné que dans son articulation avec le temps implicitement contenu dans le mouvement (inscrit dans espace-temps interfacial). Insistons avec force sur cette différence, et notamment le fait que les proportions de la figure esthétique sont du genre espace, exclusivement d’ordre géométrique, sans dynamique.

Ainsi, la science devient une activité fondamentalement distincte de l’Art, alors qu’auparavant elle s’y apparentait. Pour s’en convaincre, on doit revenir au schéma scolastique qui pense la Nature avec ses essences à l’aide d’une conscience qui tente d’accorder les Idées de la représentation aux essences naturelles. Parmi ces Idées figurent les universaux. La question du statut de ces essences en rapport avec les signes de la représentation nous vaudra le débat sur les universaux. Débat d’ailleurs parallèle à la controverse maniériste si on admet que Zuccari adopte une position de la concordance différée qui est celle des conceptualistes, alors que Lomazzo adopte la concordance immédiate qui est celle des réalistes platoniciens.

Le problème de la science est très différent, c’est celui de l’ajustement, lequel est ontologiquement étranger à celui de la concordance et de l’accordance. L’attitude l’est aussi puisque le propre de l’artiste est de saisir le Beau (puis l’expressif) au travers des Idées-images intérieures de sa représentation, celle-ci étant organisée par la Raison, tandis que le propre du scientifique est de faire sortir la raison à l’extérieur. Ce faisant, elle devient une rationalité ajustante tandis que la rationalité mathématique construit modèles et lois qui seront ajustés à Nature mesurée. La science produit des représentations ajustées d’une réalité bien particulière qui est l’interface inventée par le scientifique technicien, une interface qui ajuste un dispositif de mesure à l’existant mesuré. C’est par habitude et paresse intellectuelle que le scientifique croit qu’il étudie la Nature, alors qu’il s’agit de l’interface entre ses appareils et l’objet réel.

La science se démarque des pensées accordantes et notamment de l’alchimie dont on peut dire que son principe est double. D’une part, elle est fille de la scolastique car elle repose sur une pensée qui cherche des correspondances entre les minéraux, les plantes, les substances et les affections et autres humeurs du corps humain. Elle possède ainsi une fonction cognitive que l’on ne peut dissocier d’une fonction opératoire et donc technique et scientifique puisque le but recherché en ce cas est l’efficacité des substances naturelle (on pourrait montrer la parenté entre la thérapeutique alchimique et la médecine chinoise. Cette dernière étant cependant plus efficace car vieille de plusieurs millénaires de pratique, contrairement à l’alchimie occidentale née trop tard pour rivaliser face à une science technicienne en progression fulgurante).

On comprend bien la différence avec la science moderne qui elle, mesure l’efficacité par des moyens technologiques très affinés sans aucune forme d’a priori. C’est ainsi que fonctionne la démarche expérimentale, à tâtons, sans idées préconçues bien que dans l’esprit du scientifique il en aille autrement. L’alchimie au contraire utilise la pensée qui croit que parce qu’elle établit des correspondance, peut justifier une efficacité opératoire et en être tellement certain que les effets ne sont pas soumis à une investigation précise. Et comme la pensée accordante est plus profonde, intérieure et vraie que la substance du corps, si une opération ne fonctionne pas, ce ne sont pas les principes et le savoir que l’on mettait en cause, mais l’imperfection du corps. Dans le cas de la science moderne, il en va autrement et si un fait empirique sort du cadre du prédictible mesurable, ou bien les présupposés théoriques sont faux, ou bien l’ordre naturel est perturbé de telle manière que l’expérience est altérée (c’est ainsi qu’on envisage des faux positifs ou des vrai négatifs, sorte d’échappatoires statistiques pour palier aux contingences expérimentales). Le mot d’ordre de la science moderne : place aux faits mesurés, souveraineté de l’expérience face aux théories, même si celles-ci mettent en mouvement un imaginaire égal sinon supérieur à celui mobilisé par la pensée artistique. De toute façon, on n’en a pas terminé avec ce doublet empirico-métaphysique qui accompagna la pensée occidentale. Car en matière de souveraineté, on sait bien qu’elle suppose un royaume, et si les faits sont souverains, c’est sur le royaume des représentations rationnelles. C’est Popper a institué une frontière rigoureuse démarquant le champ scientifiques des autres champs.

Panovsky met en conclusion de son chapitre sur le maniérisme l’accent sur le caractère a priori des Idées que l’artiste élève au statut de souveraineté vis-à-vis des expressions exécutées par une technique qui ne fait qu’assurer la connection entre les représentations de la pensée et les gestes, autrement dit entre le contenu et la forme. Si donc Art et science présentent un point commun, c’est sur le terrain de l’assemblage, de la figure, de la forme, et pour le dire ontologiquement, de la technique. Mais sur le fond, la science moderne s’est détachée de l’Art car elle n’a pas pour vocation de véhiculer un contenu subjectif. Elle se veut une représentation objective induite à partir des faits empiriques obtenus en ajustant deux essences. D’une part l’essence technique de l’homme, et d’autre part, l’essence technique naturelle. L’outil technologique sert de médiation entre ces deux essences. Celle-ci se rencontrent au niveau des faits analytiques, mesures, signes et autres formes issues des expériences scientifiques.

La différence entre science et Art se précise sur de nombreux critères de démarcation. Le plus essentiel me semble s’exprimer à l’aide de deux maximes axées autour de l’ordre temporel. Ces deux propositions sont générales mais pas universelles car dans certains cas elles ont été transgressées.

Le principe de la Science : l’expérimentation précède la représentation, qui précède le contenu

Le principe de l’Art : l’expérience précède le contenu, qui précède la représentation.

Le principe de la science est facile à comprendre, hormis la question du contenu induit par la représentation. Je veux parler ici des Idées transcendantales que le penseur se forge en méditant sur les représentations scientifiques. Il se fait une Idée du chaos, du devenir, de l’organisation des systèmes, de la Vie, du cerveau, du cosmos, de la matière équivalente à l’énergie.... Précisons que ces Idées ne sont pas indispensables à la praxis scientifique. Un dispositif empirique et un cadre théorique suffisent. Les Idées sont faites pour les savants, pas pour les scientifiques qui se refusent aux Savoir.

Le principe de l’Art fait aussi appel à une expérience humaine, celle de la subjectivité artiste. Cette expérience est complexe, diversifiée. Elle implique la Nature, la Société ou bien la conscience de l’artiste. L’essence de l’Art a partie liée avec la subjectivité éthique dotée de ses attributs esthétiques, générateurs de contenus. C’est à partir de ces contenus que la subjectivité technique intervient pour les transférer dans l’expression.

En quelques occasions, des scientifiques ont transgressé le principe de la science et se sont donc comportés comme des artistes. Ce fut notamment le cas des fondateurs de la théorie quantique qui eurent d’abord l’Idée d’une “matière ondulatoire”, ou encore de Einstein qui avait en tête quelques Idées sur le cosmos et qui les exprima dans des théories mixtes, dotées d’un contenu intellectique tout en étant ajustées au monde de l’expérience technicienne.

Quant au monde de l’Art, disons tout de suite que lorsqu’il transgresse le principe, il désessentialise l’oeuvre. Celle-ci n’étant plus qu’une production arbitraire de formes, ou bien d’imitations. Certes, de belles expressions peuvent être produites, non sans un certain style, en phase ou non avec l’époque. Mais un esthète averti ne s’y trompera pas et détectera immédiatement le caractère inauthentique et factice des productions esthétiques qui le plus souvent, n’ont d’autres finalités que leur exécution par un individu qui sait se rendre utile, se justifie socialement comme artiste, et si possible, y trouve une rémunération économique. La musique techno a un problème avec l’Art (le fait qu’elle apparaisse au moment même où ont lieu les débats passionné sur l’art conceptuel n’est pas fortuit, et correspond bien à l’esprit d’une époque qui suicide l’art, en attente d’une renaissance). La techno n’est souvent qu’invention formelle, avec plus ou moins de style, d’originalité, d’intensité. Rien à voir avec ces chefs-d’oeuvre du krautrock allemand (1968-1975) que l’on doit élever au rang d’Oeuvres musicales composées pour, et exécutées par, des instruments électroniques, au même titre que les compositions créées pour être exécutées par des ensembles instrumentaux classiques.

Sur ce dernier constat esthétique s’achève cette courte méditation sur la différence entre les deux substances, technique et éthique. L’Art constitue un champ au sein duquel cette distinction s’applique et fonctionne, mettant en valeur sur un mode critique la matérialité et la créativité, exprimées dans l’Oeuvre, mises en jeu par l’artiste et par l’esthète qui, au contact de la forme, saisit un contenu et répond ainsi à l’intention du créateur qui a partagé une partie de sa subjectivité.

L’ancienne distinction esprit/matière est donc revisitée pour répondre aux nouvelles conditions technocosmiques de l’existence humaine, ainsi qu’au développement des subjectivités consignées dans la philosophie et la littérature contemporaines (voire même certaines réflexions de portée théologique). Le politique et l’anthropologique auront également à faire avec ce schéma métaphysique. Quant à la science, elle permettra de valider le statut ontologique de cette substance matérielle dévoilée dans son essence technique universelle et plurielle.

Qu’est-ce qui est technique et qu’est-ce qui est éthique? Je n’ai fait que poser le problème en effleurant les éléments de réponses.

Quelles lois, règles et processus régissent les deux devenirs, technique/technologique, éthique/spirituel? Voilà la grande affaire de la métaphysique du présent siècle, et sans doute la voie d’accès au questions de civilisation qui pour l’instant, restent dans l’impensé...

4. Le dimanche 16 octobre 2005 à 09:33, par martin brun

ce texte est vraiment top long pour être lu à l'écran, je n'ai pas fait prévisualiser avant de l'envoyer !

je pense quand même qu'il garde toute sa pertinence dans ce débat.

5. Le dimanche 16 octobre 2005 à 20:27, par Marc Séléon

Je viens sur ce site régulièrement et je suis agréablement surpris du niveau intellectuel que le webmaster a reussi à élever

concernant diverses hypothèses évoquées, il conviendrait de rajouter que la démarche proposée mobilise notamment des savoirs issus de différentes disciplines et de leur mise en oeuvre pratique. Le choix des questions étudiées pour déboucher sur l'analyse des notions du programme relève de la liberté pédagogique des professeurs. Ils l'adaptent en fonction de la série dans laquelle ils interviennent, des compétences particulières existant à l'intérieur de l'établissement et des possibilités d'interventions extérieures. Cette réflexion ne peut se concevoir qu'à partir des intérêts manifestés par les élèves et de leurs interrogations.


Les progrès des sciences et des techniques dans tous les champs de l'activité humaine, la production, la consommation, la médecine... bouleversent les formes de l'existence, les rapports des hommes entre eux, la perception de l'espace et du temps, le corps humain lui-même. Ils suscitent des interrogations et des exigences nouvelles en matière de droits, de justice, de liberté, de responsabilité, de sécurité, par exemple dans les domaines de la bioéthique, de la prévention des risques naturels ou techniques, de la mondialisation des réseaux de communication, de la santé, de la qualité de la vie, de l'environnement, de l'avenir de la planète... Ils modifient aussi les conditions d'exercice de la citoyenneté.
- Faut-il fixer des limites aux progrès des sciences et des techniques et en fonction de quels principes ?
- Comment État et citoyen peuvent-ils contrôler démocratiquement ces transformations ? Comment garantir l'indépendance des décisions démocratiques dans des domaines qui requièrent des savoirs spécialisés ? Quel rôle les experts doivent-ils jouer ? Existe-t-il un risque de technocratie ?
- Peut-on garantir un égal accès de tous les citoyens aux bénéfices des sciences et des techniques ?
- Face à ces complexités et à ces défis, comment permettre l'exercice de la citoyenneté ?


La justice est à la fois un principe qui sert de fondement aux sociétés démocratiques et un ensemble d'institutions qui doivent appliquer ce principe. L'un et l'autre reposent sur l'exigence d'égalité. L'égalité est l'un des principes qui fondent les relations politiques en démocratie. Elle fut inscrite dans l'article premier de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, reprise par la Constitution de la Cinquième République. Au regard du droit, tous les citoyens sont égaux : ils ont les mêmes droits civils et politiques, les mêmes libertés fondamentales. Tous les hommes, même non citoyens, ont les mêmes droits civils, économiques et sociaux. Les inégalités sociales, économiques, culturelles ou mêmes physiques ne peuvent justifier aucune différence de droits. Si l'égalité civile et politique des citoyens est ainsi la première condition d'une société démocratique, les sociétés démocratiques contemporaines renouvellent ces exigences en amenant à interroger la représentation de l'intérêt général, les exigences de liberté et de responsabilité, par exemple dans les domaines de la protection sociale, des droits des communautés culturelles, des revendications de l'individu.
- Comment une société démocratique gère-t-elle aujourd'hui les inégalités de patrimoine, de salaires, d'accès à l'emploi, à la santé, à la culture, à l'éducation ?
- Le principe de justice sociale peut-il justifier des différences de traitement entre les citoyens selon les situations particulières ?
- Des groupes particuliers, territoriaux, sexuels, culturels, peuvent-ils obtenir la reconnaissance de droits propres ?
La justice n'est pas seulement une idée, c'est aussi une institution qui dit le droit et sanctionne ceux qui enfreignent la loi. Cette mission suppose l'indépendance de l'autorité judiciaire à l'égard des pouvoirs législatif et exécutif, sans que disparaisse pour autant la responsabilité civile, pénale et disciplinaire de ceux qui l'exercent. On constate aussi que les citoyens font de plus en plus appel au juge pour régler des contentieux de toutes sortes qui ne cessent de croître dans l'espace public et les relations privées.
- Comment interpréter le rôle des juges dans les démocraties contemporaines ?
- Pourquoi la justice en tant qu'institution est-elle si souvent sollicitée par les justiciables ?
- Ne risque-t-on pas de réduire la citoyenneté à la seule qualité de justiciable ?



La citoyenneté s'est construite historiquement dans le cadre national. Le projet européen, depuis un demi siècle, a conduit à la construction d'institutions qui sont aujourd'hui à l'origine de nombreuses décisions de notre vie collective. Une grande partie du droit national, dans les pays de l'Union européenne, est désormais de source européenne. D'un point de vue juridique, il n'existe pas aujourd'hui de citoyenneté européenne indépendante de la citoyenneté nationale ; d'un point de vue politique, tout ce qui donne une réalité concrète au principe de citoyenneté reste, pour l'instant et pour l'essentiel, national. L'Union européenne crée un niveau d'institutions supérieur et complémentaire aux institutions nationales. Elle amène à repenser les questions de la souveraineté, de l'égalité, de la liberté, de la sécurité, par exemple dans le domaine de l'économie, de l'harmonisation des législations, de l'ouverture des frontières et de la circulation des personnes et des biens, de la construction de forces armées plurinationales.
- L'Union européenne fait-elle évoluer la définition et l'exercice traditionnel de la citoyenneté ? Dans quelle mesure le développement des institutions politiques européennes se conjugue-t-il avec le développement d'une véritable citoyenneté européenne ?
- Une citoyenneté européenne supposerait-elle d'aller plus loin que la simple addition des citoyennetés nationales ? Implique-t-elle la constitution d'un espace public européen ?
- L'élaboration de cette citoyenneté est-elle compliquée par la poursuite de l'élargissement de l'Union européenne ? Sur quels fondements et dans quelles limites cet élargissement est-il possible ?
- La citoyenneté européenne requiert-elle, à terme, la construction d'un État européen souverain ?



Le terme de mondialisation désigne un processus pluriséculaire complexe fait de mutations géographiques, économiques, culturelles, juridiques et politiques. Il s'accompagne d'une prise de conscience à l'échelle du monde de la perturbation des équilibres physiques de la planète et de l'homogénéisation relative du monde vivant. L'ensemble de ces mutations, par exemple le délitement apparent de la notion de frontière nationale, la concentration de pouvoirs au sein d'entreprises transnationales, le rôle accru des institutions internationales, les transferts de souveraineté des États-nations, la vitesse des transformations techniques et des communications, engendre de nouveaux défis qui mettent la citoyenneté à l'épreuve.
- Quels sont les effets de ces mutations géographiques et démographiques sur la citoyenneté ?
- Dans quelle mesure la mondialisation économique affaiblit-elle les souverainetés nationales ? Remet-elle partiellement en cause le lien historique entre citoyenneté et nation ?
- Quels sens peut-on donner aux aspects culturels de la mondialisation ?
- Comment interpréter la nature juridique et politique des transferts de souveraineté des États nationaux et des limitations de pouvoir consenties dans le cadre de traités ou de conventions ?
- L'ensemble de ces évolutions peut-il déboucher sur une forme de citoyenneté mondiale qui nécessiterait la mobilisation de valeurs universelles ?
- Peut-on dire que la mondialisation constitue une menace ou une chance pour les citoyens ?


Un document à l'usage des professeurs accompagne la mise en oeuvre de ce programme. Il est pour l'essentiel composé de fiches correspondant à chacun des thèmes d'entrée proposés.
Il suggère des articulations possibles avec des éléments des programmes de différentes disciplines.
Il comporte aussi des fiches qui doivent permettre de mieux maîtriser les méthodes et les outils préconisés, notamment le débat argumenté.

Des questionnements que personnellement j'etudie avec attention, j'espere ne pas avoir été trop long

Cordialement
marc séléon

6. Le lundi 17 octobre 2005 à 09:31, par bretagnedabord

Très chers CTRL-C et CTRL-V.

En substance à vos remarques très pertinentes, j'affirmerais que c'est exactement ça. Vous avez su trouver les mots pour exprimer ma pensée la plus intime.
En consistance, j'ajouterais que ma base de donnée frole le giga octet, et qu'il faudra que vous sollicitiez vos exercices de doigts de bien nombreuses fois.

Bien sincèrement,
YLM

PS : Merci pour l'extrait du BO du ministère de l'éducation nationale de la République Française, mais je l'avais déjà.
Nota : le thème du BO cité est un peu hors sujet, mais je ne t'en veux pas, c'est déjà bien d'avoir su utiliser un ordinateur.

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